Le Cercle d'écriture

Acte VII

Le sujet : « La nouvelle aura deux éclairages. Un qui la rend paradisiaque-oiseaux-fleurs-bleues, et un qui la rend parfaitement atroce. »

Table des nouvelles

Proposée ultérieurement :

« Nous avons gagné !

« Oui, cette fois c'est confirmé au-delà de tout doute raisonnable, nous l'avons emporté pour de bon ! Après des décennies de lutte, la bataille – que dis-je, la guerre – contre la catastrophe écologique est enfin remportée ! Oh, bien sûr, il faudra encore bien du temps pour réparer les dégâts, purifier l'air et l'eau, laisser la vie reprendre ses droits et les radiations s'estomper. Nous ne verrons probablement pas ce futur idyllique, meurtris que nous avons été sous les coups de notre ennemi. Mais je puis vous promettre que nos descendants, eux, le verront et se souviendront de notre sacrifice ! »

Le silence avait maintenant laissé place aux manifestations de joie de la foule en liesse. Le vieux sage laissa cette exultation légitime s'exprimer, puis reprit son discours une fois le calme revenu, en orateur avisé.

« Oui, sacrifice, le mot n'est pas trop fort. Combien de nos frères ont péri sous les bombes incendiaires, les armes chimiques, voire de façon plus barbare encore à coups de hache ? Combien, sans défense, ont imploré leur grâce et leur clémence en vain ? Partout sur la planète, ils ont étendu en un clin d'œil leur emprise totalitaire, se livrant sans vergogne à toutes les profanations, à toutes les perfidies, capturant même des innocents et les soumettant aux pires tortures ! Il fallait que cela cesse, et cela a cessé !

« Je me souviens encore lorsque le débat faisait rage sur la conduite à tenir. Certains croyaient encore que l'entente était possible, qu'ils avaient besoin de nous plus que nous n'avions besoin d'eux. Jeune et idéaliste, j'étais de leur avis. Et qui ne l'eût été ? Nous sommes un peuple pacifique. Mais il était impossible de connaître la paix lorsque nos droits les plus élémentaires étaient bafoués chaque jour davantage. Un jour, je m'en rappelle comme si c'était hier, l'un des nôtres s'était évadé d'une de leurs prisons. En assez bon état pour pouvoir nous parler. Il les avait côtoyés, il connaissait leurs faiblesses. Sous leurs dehors implacables et brutaux, ils étaient plus vulnérables que nous le croyions.

« Je réfléchis alors longuement, et eus un jour l'Illumination : pour les vaincre, il suffisait de se mettre en grève. Leur société était fragile, et dépendait entièrement de l'équilibre que nous maintenions pour le bien de Gaïa. Oh ce ne fut pas sans peine que je pus convaincre les plus réticents d'entre les Anciens, devant les risques bien réels que mon plan faisait peser sur toute vie. Mais le mal devait être éradiqué jusqu'à la racine, et il était trop tard pour tergiverser, notre survie et la survie de toute vie sur Terre en dépendait. J'avoue que les résultats dépassèrent mes propres espérances ; d'ici à ce qu'ils comprirent les dangers qui pesaient sur eux, ils s'en étaient blâmés les uns les autres. Leur malice se retourna contre eux-mêmes, et ils nous détruisirent alors avec moins d'empressement. Évidemment, notre action ne fut pas anodine pour nous et nos amis, et si nous ajoutions à cela les retombées collatérales auxquelles, comme redouté, nous ne pûmes échapper, nous avons connu notre lot de souffrances. Mais cela, mes frères, vous ne le savez que trop.

« Nous mourûmes presque tous, mais ils ne peuvent maintenant plus nous nuire. Il est temps de rétablir l'équilibre. Laissons l'oxygène filtrer par tous nos pores, réjouissons-nous, frères arbres. Car le dernier humain est mort ! »


Le Jeu de la vie

Je suis face contre terre.

Étendu sur le sol.

J'ai mal au crâne, tellement mal au crâne… Que m'est-il arrivé ? Je dois me relever… Trop difficile. Tourner la tête.

Où suis-je ?… Je porte une armure. C'est une bataille, je suis tombé, je dois me relever, je dois me relever…

Mon cheval, j'entends mon cheval ! Il ne m'a pas quitté, le brave, l'inconscient… Ah, une sangle me lie à lui, son attachement à moi est moins métaphorique que je l'escomptais… Mon épée, où est mon épée ? Pas d'affolement, à mon côté la voilà, à sa place ; tranchons ces liens… Voilà qui est fait. Je peux me redresser.

Mon Dieu, tout ce bruit… est-ce le tumulte de la bataille ou ma tête endolorie qui joue du tambour ? Et cette fumée… Dans quelle direction l'affrontement a-t-il lieu ? Qu'est-il arrivé ?

Un vertige… Je dois lutter. Ne pas retomber à terre… Eh bien quoi ? Ai-je la berlue ? La terre tremble-t-elle ? Je dois tenir bon. Pour l'honneur. Pour le Roi.

Jarnidieu, le Roi ! Où est-il ? Cela me revient, maintenant. Je menais un assaut de fantassins à fin d'enfoncer les lignes adverses. Nous n'avions pas encore engagé l'ennemi quand c'est arrivé. Une explosion, un choc fulgurant sur ma gauche. Je n'ai eu que le temps de voir quelques-uns de nos soldats projetés dans les airs, avant de sombrer.

Et me voilà, maintenant, isolé, perdu en pleine bataille. Cette brume ne se dissipera-t-elle donc point ? Et ces cris ! Mon Dieu, ces cris, atroces, glaçants ! Les entends-je pour la première fois ? J'ai combattu dans maintes batailles, pourtant, de cela je suis certain. Mais ces cris ne sont pas les cris de douleur et d'épouvante qui rythment d'ordinaire le combat. Ce ne sont pas des cris de ce monde, c'est la rumeur furieuse d'une nuée d'esprits courroucés et de déesses vengeresses ! Je crois maintenant savoir ce que perçoit l'oreille humaine lorsque les portes de l'Enfer s'entrebâillent.

Allons, chevalier, t'entends-tu penser ? Ne serais-tu point en train de t'effrayer tout seul, pour éviter le combat peut-être ? Pleutre ! Ressaisis-toi ! Regarde autour de toi, regarde bien : la brume ne se dissipe-t-elle pas ?

Elle se dissipe en effet. Je vois des corps étendus. Mais n'était-ce pas là l'arrière-garde ?… Je comprends à présent. Ils ont pris nos positions à revers. Une manœuvre brillante sans doute, mais je n'ai pas le temps d'y penser pour le moment. Je dois me concentrer sur l'instant présent…

Oui, la brume se dissipe. Elle se dissipe, pour mon malheur ! Je vois maintenant nettement des corps éparpillés, des membres arrachés, des guerriers profanés. Quelle arme terrifiante a pu provoquer ce carnage ? Quel chef de guerre insensé a pu armer son bras d'un tel fléau ? Cette comédie macabre qui se dévoile à mes yeux ne serait-elle pas plutôt l'effet d'une ire divine ? Non, cela est impossible, le Malin lui-même ne bafouerait pas ainsi les règles de l'art militaire.

À cet instant le chevalier aperçut, aussi loin que la brume lui permettait de voir, le roi avec sa garde rapprochée, et tous semblaient se débattre contre des ennemis qui lui restaient invisibles. « Sire ! », hurla-t-il. Il voulut courir, se précipiter à leur secours, seller son cheval, mais était emprisonné dans une camisole immatérielle. Comme dans ce cauchemar commun sans doute à toutes les créatures dotées de la faculté de mouvement volontaire, il tendait tout son être vers l'idée de déplacement mais ne bougeait pas. C'était comme s'il s'était soudain désincarné et avait perdu toute possibilité d'agir dans le monde des hommes. Il voulut de nouveau crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

Alors le ciel s'obscurcit, l'obscurité l'enveloppa et en un éclair il fut projeté dans les airs. Il eut le temps d'apercevoir le champ de bataille de l'altitude où il était emmené. Comme tout paraissait logique et dépassionné, vu d'en haut ! Il comprenait en cet instant comment les dieux pouvaient agir avec tant de légèreté sur les destinées humaines. En retombant, il vit qu'il allait finir sa course dans ce qui lui semblait une mare de sang. Il recommanda une dernière fois son âme à Dieu.

***

— Isabelle, ça fait trois fois que je t'appelle ! Viens te mettre à table.

— Pardon maman, j'avais pas entendu.

— Bon, eh bien tu viens maintenant. Et va te laver les mains.

Isabelle se lève, un grand sourire aux lèvres ; sa mère voit alors de quelle façon sa fille s'amusait, et ne peut retenir une exclamation.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? Je croyais t'avoir dit de prendre soin de tes affaires ! Rrrôh, mais c'est pas croyable, ça !

— Oui maman, pardon maman, dit rapidement la petite en baissant les yeux, forte d'une solide expérience dans le désamorçage des orages parentaux.

— Et fais voir tes mains ? Elles sont toutes poisseuses ! Qu'est-ce que c'est ?

— Du coulis de fraise.

— Du coulis de fraise ? Non mais vraiment… Allez, file, va te laver les mains, et assieds-toi à table !

— Oui maman ! lance Isabelle, qui ne demande pas mieux, en essayant de ne pas paraître trop enjouée.

Sa mère peut alors constater l'ampleur des dégâts. L'échiquier est amplement barbouillé de coulis. Les pièces sont éparpillées dans un grand désordre. Certains pions ont même été décapités. « Je suis presque sûre que ce n'est pas comme ça que doit se passer la promotion », murmure-t-elle pour elle-même avant de commencer à nettoyer le théâtre des opérations.

Bah, c'est de son âge, et puis c'était jamais qu'un jeu en plastique bon marché. Hé, l'important c'est qu'elle s'amuse ; elle sait peut-être pas jouer aux échecs mais elle a quand même de l'imagination, ma fille !

De son côté, Isabelle, tout en faisant mine d'attendre patiemment que sa mère vienne servir le dîner, pense aux misères qu'elle a fait subir aux pièces et s'amuse à les prolonger en esprit. Les raisons du conflit sont inconnues, la stratégie est sommaire, mais la guerre qu'imagine l'enfant est impitoyable. Fort heureusement, les pièces de jeu d'échecs ne vivant que dans l'esprit des petites filles, il ne peut résulter en réalité aucun mal de ces massacres. C'est du moins ce que doivent se dire entre elles les pièces dans leur boîte, pour se rassurer en attendant la prochaine partie.


Pareto-efficace

France, mes chers enfants, votre papa a de bonnes nouvelles à vous annoncer : les gouvernements français et thaïlandais ayant donné l'aval à la délocalisation, le marché sur lequel je travaillais depuis plusieurs mois va enfin pouvoir avoir lieu. Je viens de voir l'entrepreneur thaï qui s'occupera de la construction de nos usines là-bas, il est très enthousiaste de pouvoir travailler avec nous et il m'a dit qu'il allait mettre les chantiers en œuvre au plus vite. Il a été très gentil avec votre papa, et il m'a parlé de son fils, il s'appelle Rama. Cela a l'air d'être un très gentil garçon et il travaille très bien à l'école. Son père est fier de lui. À propos, il m'a dit que Rama voulait vous faire quelques cadeaux par son intermédiaire (il leur tend une boîte : les enfants découvrent la Wii). C'est la dernière génération, elle ne sortira que dans deux semaines. Il m'a aussi donné ça (il sort d'une enveloppe trois pass d'une semaine à Disney Land avec hôtel compris. Les enfants manifestent leur joie). Bien entendu, France, tu les accompagneras. Et ce n'est pas tout ! On part tous en Thaïlande aux vacances de Pâques pour voir l'état d'avancement des travaux. Vous verrez les Thaïlandais sont très travailleurs. Vous sentirez la chance de vivre en France avec un papa et une maman qui vous aiment. Ce sont aussi des gens très accueillants même s'ils savent se contenter de peu, j'espère que vous saurez profiter de cette leçon de vie. C'est heureux les syndicats n'ont pas réussi à faire beaucoup de grabuge. Il y a peut-être 300 de nos anciens collaborateurs qui se sont plaints, mais je suis confiant quant à leur réembauche, il faut juste qu'ils s'adaptent aux nouveaux critères de flexibilité, et pensons d'abord aux nombreuses familles thaïlandaises qui vont pouvoir profiter de la dynamique que nous créons dans leur région. En tout cas, je suis comblé, nous allons embaucher plus de personnes qui travaillent plus longtemps pour des compétences égales et je suis fier de vous annoncer que les salaires que nous leur allouerons seront supérieurs à la moyenne de leur pays. C'est gratifiant de penser que nous aussi nous allons aider à augmenter le niveau de vie de tous ces gens. Nous finançons même un programme d'éducation pour aider les enfants à sortir des rues, en construisant des écoles notamment. Pensez encore à la chance que vous avez ! Et comme votre papa vous aime, il vous emmène ce soir manger dans un restaurant recommandé par mon contact et tenu par deux personnes du pays ! Mon client va peut-être nous rejoindre, il tient absolument à faire votre connaissance. Décidément, il est très content de travailler avec nous…


De l'importance des liens du sang

Il y a longtemps, il était amoureux de la plus belle femme du monde.

Mais finalement, la belle a choisi son frère, alors qu'il épousait sa grande sœur, et il ne regrette rien. Les jours comme aujourd'hui, il se demande même s'il n'aurait pas été moins heureux autrement. La femme de son frère est d'une beauté qui pourrait déplacer des pays et captiver des dieux, mais maintenant que le voile de l'amour s'est dissous, elle lui semble coquette et superficielle.

Il préfère une femme qui a les traits peut-être moins fins, mais qui annoncent la résolution, le calme. Il préfère ces yeux qui ne lancent pas d'œillades, mais dont l'intelligence transperce comme une lame. Il préfère celle dont le pas n'est pas une promesse sensuelle, mais reste digne et royal, même alors qu'elle attend leur troisième enfant.

Leur fille aînée est si belle et douce qu'elle semble née pour être espérée par les héros et les dieux, et il l'aime autant qu'un roi peut aimer sa fille. Leur cadette est noble et fière, et l'aime autant qu'une enfant peut aimer son père.

Et leur troisième enfant sera un garçon, lui assure sa femme, superbe et convaincue. Elle sent son énergie quand il bouge, dit-elle, il n'a ni la douceur de l'aînée ni le calme de la cadette, elle le sent tenter déjà de frapper comme un futur guerrier. Sa femme ne peut pas se tromper. Il a toute confiance en elle pour tout ce qui concerne leur famille, comme elle a toute confiance en lui pour les affaires publiques.

Il s'imagine déjà le voir grandir, il imagine déjà ses petites mains tenir des armes pour la fierté de son père, et il est plus heureux que personne dans sa famille ne l'a jamais été (sauf peut-être son frère, le jour de son mariage, mais il l'aime et il est content pour lui ; aussi, son frère n'a jamais eu de fils).

Il pose sa main sur le ventre de sa femme, et sent effectivement son enfant bouger, son fils. Bonjour, Oreste, dit-il.


Diptyque

La photo se présente ainsi : au premier plan, une femme qui sourit, elle porte une coiffe bleue nouée comme un drap autour de sa tête, elle est tout enveloppée d'un sari jaune mêlé à des étoffes rouges et vertes. Son sourire est d'ivoire, l'émail immaculé, ce qui contraste avec la noirceur de sa peau (elle aussi immaculée), il ne lui manque aucune dent ses gencives, d'un rose chair, semblent n'avoir jamais connu ni abcès, ni carrie. Son bras gauche tombe vertical le long de son buste, il est découvert du coude jusqu'à la main de sorte qu'on peut voir, dans l'interstice qu'il laisse avec le corps, de la terre rouge sans végétation. L'avant-bras fait un angle presque droit au niveau du coude, étant ainsi presque horizontal, légèrement incliné vers le haut en remontant vers la main. Il soutient un nourrisson assoupi, de profil, enveloppé lui aussi dans un sari jaune, on voit sa petite main amenée à sa bouche, le pouce replié dessinant une ligne brisée touchant les lèvres, légèrement relachées par le sommeil mais presque jointes, le bras droit de la femme est oblique vers la gauche (sur la photo) légèrement en avant du corps, et l'avant-bras rabat le sari sur le corps enveloppé de langes de l'enfant en devenir. On devine des reflets satinés légèrement brillants sur le blanc des yeux de la femme, ce dont on peut déduire qu'ils sont légèrement humidifiés par l'émotion, qui confère une intensité certaine au regard. On ne saurait trancher sur l'origine de ce mélange de joie et de fierté maternelle (vient-elle seulement de la présence de l'enfant ? Le reporter a-t-il préalablement sympathisé avec les réfugiés du camp ? Ou s'agit-il d'un réflexe de pose, en quelque sorte, automatique et universellement partagé ?).

Tout autour d'elle, au second plan, on voit des tentes produites de facture industrielle et entre elles des personnages accroupis (blancs ou noirs) ou s'affairant sur le déblayé rouge de sorte que la contemplation de l'ensemble donne l'impression que la scène participe à la fois de l'Ancien Testament (les tentes, les tribus nomades, la glaise, les couleurs promordiales) et du Nouveau (la vision pure liliaque et virginale de la maternité, sanctuaire nacré où n'ont place ni le rut, ni le souffle rauque du géniteur, et le déchaînement sauvage et mécanique des va-et-vient, et la future-mère hurlant les cuisses écartées des onomatopées incompréhensibles, des cris de forcené les mains aggripées les ongles plantés dans le dos conquérant et surtout pas la longue suite précédant ce passage à l'acte (d'ailleurs peut-être médiocre et l'ayant laissée frustrée) de désirs assouvis ou inassouvis non pas d'enfant mais de coït brutal (ou son ersatz, l'onanisme), centrés sur une seule chose: le corps musculeux de l'athlète-guerrier et son membre dressé, obscène et rudimentaire) et pousse donc l'esprit à penser qu'il a fallu des siècles de colonisation, d'esclavage, de commerce et d'évangélisation pour en arriver là: le génocide, les haines nationalistes, le pillage des aides internationales, et trônant seule la maternité, se perpétuant, intacte, glorieuse et innocente au milieu des massacres tribaux, sous l'œil attendri et vaguement ennuyé de l'observateur occidental.

RWANDA, 1994, Camp d'aide aux survivants

***

Il n'a que quelques chicots noirs dans la bouche qui apparentent son sourire à un ricanement, des taches noires brunes presque orangées constellent son visage et ses mains, la peau est molle et adhère aux reliefs de son squelette sans donner comme c'est l'habitude un aspect harmonieux à l'enveloppe corporelle en effaçant les trous par des contours sûrs donnant un élan statique et vital au corps, le crâne semblant s'effondrer comme une noix: pas en fracas comme les grands blocs de pierre se détachant des falaises de marbre ou de calcaire, ni l'effritement progressif des figures monumentales et impassibles sculptées dans la pierre, mais la boîte crânienne se recroquevillant comme une écale sous l'emprise de la moisissure, la peau devenant visqueuse, légèrement caoutchouteuse comme si l'épiderme avait pénétré les pores de l'os et en avait altéré la rigidité comme sous l'effet d'un début de digestion. Toutefois, la partie droite de son visage semble s'être désolidarisée de la partie gauche: l'œil, la moitié de la bouche, la pommette et l'arcade sourcilière accusant tous un léger décalage vers le bas par rapport à leurs homologues de gauche, ce dont il résulte une dissymétrie faciale comme si la moitié de la tête, coupée verticalement, avait subi une rotation d'axe horizontal traversant les tempes du sujet de la photographie puis s'était recalcifiée telle quelle. Il se tient droit, et même légèrement incliné vers l'arrière, ses mains sont jointes entre ses genoux de sorte que la posture et le dos semblent soutenus en partie par la traction des bras presque tendus empêchant le buste de basculer vers l'arrière. Ses yeux, du fait peut-être des paupières plissées inégalement à droite et à gauche, paraissent révulsés, il regarde vers le haut ou plus probablement: rien.

À gauche, une sorte de copie féminine du premier personnage : elle se tient voûtée, la tête apparaissant non pas sur mais au milieu des épaules comme si ce n'était pas un être humain qui avait pris la pose devant l'objectif du photographe mais un golem ou quelque créature fantastique modelée par les mains d'un Démiurge malhabile et hésitant. La photographie ne permet pas de saisir le personnage dans toutes ses dimensions, mais on peut penser que de profil son dos apparaît presque brisé, comme si la tête, les épaules jusqu'aux omoplates ployaient sous l'action de quelque faix, quelque joug invisible enserrant toute la partie supérieure de son corps. On décèle une légère ombre sur l'arête de son nez, ce qui laisse penser que ce dernier est proéminent et aquilain.

Elle, puisqu'il faut la désigner ainsi, a posé ses deux mains sur chacun de ses genoux, donnant à celles-ci avec leurs nodosités quasi-végétales et le relief des veines saillantes l'aspect de racines s'enfonçant dans les failles, les interstices d'un roc irrégulier légèrement érodé, comme s'il s'agissait moins d'un être humain que d'une de ces conformations étranges que la Nature présente au promeneur lui donnant la sensation inquiétante d'être épié de s'être aventuré au milieu d'un domaine enchanté et quelque peu maléfique soustrait au regard s'abolissant soudain dans la glèbe dans la souche des arbres ou dans leurs frondaisons ombreuses, l'intrus laissé à la contemplation des ébauches de corps inertes et provoquant une impression vague de bruissante réprobation et de malaise.

La robe noire et étriquée qu'elle porte s'arrête juste en dessous du genou, laissant voir la chair non pas tachetée mais blanchâtre laiteuse dépigmentée des mollets, les muscles ou la graisse qui les entourent étant aussi dépourvus de toute tonicité.

On pourrait croire que le photographe a cherché à tourner en dérision les canons féminins, le second modèle qui cette fois regarde droit vers l'objectif présentant alternativement des portions de chair amorphes ou trop anguleuses (la saillie des os et des tendons sous la peau étant alors apparente), et aussi la peau du crâne visible par endroits sous le chignon tiré, la mâchoire de guingois, le menton pointu et pas de jeu hautain ou séducteur dans la pose, simplement : le rire.

Malgré les multiples difformités et altérations dont ils souffrent, les deux poseurs semblent en relative bonne santé et détenteurs de ressources physiques et mentales mesurées mais manifestes.

Autour de leurs deux visages on distingue aussi un essaim de visages poupins aux couleurs fraiches pimpantes riant tout autour accentuant l'aspect ridicule et grotesque des premiers. Tous ces personnages périphériques semblent se positionner quelle que soit leur hauteur en regard d'un axe vertical invisible passant entre les deux gnomes et semblant ainsi soutenir tous ces figurants s'y massant s'y agglutinant presque donnant une dynamique aérienne à l'ensemble comme ces colonnes de Séraphins des toiles religieuses aux vastes dimensions s'élançant vers les cieux (à ceci près qu'il ne s'agit pas d'angelots gras et nus ni même des cohortes des Bienheureux aux corps musculeux rejoignant le Sauveur triomphant et jupitérien, et que l'on ne distingue pas le ciel, mais un chêne devant le mur couvert de chèvrefeuille d'une vieille église), eux deux étant ramenés à tenir le rôle allégorique et vaguement menaçant repoussoir des vicissitudes, de l'aporie de l'existence.

Là encore, on pourrait déceler une intention de moquerie de la part du photographe par le rapprochement manifestement délibéré entre les deux personnages (la mandragore et l'homme-noix) et cette assemblée d'elfes gracieux aux couleurs bigarrées bien que quelles que soient ces intentions, l'observation de la photographie ne peut se ramener qu'à ce seul constat : le triomphe des deux figures grimaçantes se tenant là dérisoires caricaturaux repoussants mais tous deux satisfaits, heureux, sereins, les yeux noyés dans la félicité et ne semblant pas conscients du scandale que pourrait causer leur participation à l'assemblée des vivants.

LES NOCES DE CHÊNE – Lucien et Raymonde Grandemenge entourés de leurs arrière-arrière-petits-enfants, ainsi que leurs enfants, leurs petits-enfants et leurs arrière-petits-enfants


Sur les rails

Lorsqu'un train entre en gare, on entend les rails tinter et vibrer.

Dieu n'est pas un joueur de poker. Dans ce jeu infâme, lorsque tous se couchent et que le meilleur bluffeur remporte seul le pactole, il n'est pas tenu de révéler aux perdants le contenu de sa main. Le secret est beau. Lorsque je me suis tué, le contrat n'était pas beau, mais simple : j'allais disparaître. Pouf. On n'aime pas trop les gens qui se suicident, là-haut, à ce qu'il paraît. Mais avant, j'allais voir les cartes de Sa main : à toutes les questions que je me poserais, Il me montrerait la réponse.

Je sais que je n'aurai pas le temps de me relever. Mais l'acier résonne contre ma tête à travers le crissement des freins, sussurant des histoires que j'aurais peut-être voulu connaître.

Qui était mon père ? Ah, lui. J'aurais mieux fait de ne pas savoir, finalement. Ah, ma mère non plus ? Zut, alors. Bon, déjà ça de pris. Voyons, elle, m'a-t-elle trompé ? Soit. M'a-t-elle au moins aimé ? Non plus. Finalement, j'ai eu raison de me coucher, avec une main pareille j'allais me faire dépouiller. Et si je m'étais retenu de sauter, et de retarder tous ces voyageurs innocents dans leur trajet de vingt heures moins le quart, que serais-je devenu ? Effectivement, je n'aurais pas dû arrêter les cours de guitare, la vie de star du rock m'aurait plu. Meme si les blousons de cuir, c'est pas le top. J'aurais pu vivre ridicule et heureux, j'ai préféré mourir malheureux et digne. Ces rockeurs, tous des nazes sans avenir.

Le train est presque là. Marrant, tout semble fonctionner au ralenti, comme dans un kung-fu hong-kongois de série Z. Là, sur le quai, une pauve dame avec son cabas, qui m'a regardé tomber du quai, sa bouche s'ouvrant au lent rythme d'un millimètre toutes les vingt millisecondes ! Et lui, montre en main, qui réalise qu'il ne sera pas à l'heure pour son quart de nuit. Désolé pépère, j'ai réservé avant. Allez, la pause est finie, j'ai encore des questions.

Pourquoi moi ? Hé, restez polis ! Bon, j'admets. Enfin, sinon, pourquoi la vie ? Ah, ah, très drôle. Non, sérieusement. Quoi ? Mais quel con, T'aurais pas pu le dire avant ? Non, le dire avant, ce serait autrement que par un prophète à moitié nu, visiblement fou, prônant des théories du complot de première qualité au coin d'un boulevard. Oui, effectivement, un prophète écervelé et barbu, ça vaut pas un bon rail en acier, je Te l'accorde. Allez, pour finir, les classiques. Roswell ? Kennedy ? Ma chaussette droite hier matin ? Z'avez vraiment réponse à tout, vous…

Allez, c'est l'heure, je dois y aller. Alors, si vous aussi, vous avez des questions, écoutez parler les rails !