Le Cercle d'écriture

Acte VI

Le sujet : « Œdipe et le Sphinx »


Table des nouvelles


La Divine Série télévisée

Scène première. Œdipe, Le Sphinx.

Le décor est une prairie de Béotie, bordée par une immense falaise de pierre. Au loin, le soleil se lève lentement, et l'aube est rose. Niché dans une grotte de la falaise, le nid du mythique Sphinx1 domine les alentours. Un petit chemin de montagne y aboutit, étroit et sinueux. Œdipe gravit prudemment la pente traître.

Le Sphinx, tenant pensivement un fémur humain.
Apollon2, bienvenue, éclaire mon domaine,
Et que le monde entier puisse admirer sa reine.
Pierres, plantes, falaises et vallées, éveillez-vous,
Tremblez, rampez, priez et craignez mon courroux.
Œdipe, caché, à voix basse.
Ah! Le monstre s'éveille. Mais m'a-t-il vu venir ?
Dans sa langue hideuse je l'écoute rugir,
Et d'en être si près, malgré moi je panique.
Voici donc celle qui terrorise l'Attique3!
Le Sphinx.
Me croirais-tu sourde, ô appétissant humain ?
Œdipe, surpris, perdant l'équilibre.
À moi !
Le Sphinx.
À moi ! À table !
Œdipe.
À moi ! À table ! Attends !
Le Sphinx.
À moi ! À table ! Attends ! Attendre ? Mais j'ai faim !
Soit. Avant de te dévorer, je te propose
Un jeu, afin d'égayer cette aube morose.
Si tu perds, tu pallieras à mon appétit,
Mais si tu gagnes, je te laisserai la vie.
Œdipe.
Merci infiniment, fille d'Échidna4!
Scène 2. Œdipe, Le Sphinx, Zeus.

Sur ces mots, le ciel est zébré d'éclairs et Zeus apparaît, assis sur un nuage.

Zeus, furibond.
Non, non, non, triple buse ! Ton vers était boîteux !
Tu appelles ça un mythe ? Moi, je trouve ça affreux.
Œdipe.
C'est que, ô Zeus, je suis guerrier, et non poète.
Zeus.
Ce n'est pas une excuse. Les Troyens, si bêtes,
Ont bien réussi à mener une guerre entière
En hexamètre dactylique5. Par les enfers,
Fais un effort !
Œdipe.
Fais un effort ! Oui, Zeus.
Le Sphinx, pédante.
Fais un effort ! Oui, Zeus. Il te manque six pieds.
Œdipe.
Je vous les laisse !
Zeus.
Je vous les laisse ! Idiot !
Le Sphinx, opportuniste.
Je vous les laisse ! Idiot ! Pourrai-je le manger ?
Zeus.
Dévore-le pour le punir de sa bêtise.
Pour sauver le mythe je le débaptise,
Œdipe arrivera la semaine prochaine.
Le Sphinx.
Merci, je vais le cuisiner à l'éthiopienne6.
Comme toujours, Dieux, c'est un plaisir de vous servir,
Vous qui par vos caprices pensez à me nourrir.

1: Le Sphinx est un monstre de la mythologie grecque. Il a une tête de femme et un corps de lion, avec des ailes d'aigle.
2: Apollon est le dieu solaire, frère de la déesse lunaire Artémis.
3: La légende veut que le Sphinx attaque les voyageurs se rendant à Thèbes (sur la frontière sud de la Béotie) en provenance de l'Attique.
4: Échidna est une entité chtonienne mi-femme mi-serpent. Elle a enfanté de nombreux monstres mythiques, dont le Sphinx.
5: Homère a écrit l'Iliade, décrivant la guerre de Troie, dans un format de vers proche de l'Alexandrin, appelé Hexamètre Dactylique et très usité dans la grèce antique. Pour comparaison, l'Alexandrin est également appelé Hexamètre Ïambique.
6: Les mythes grecs affirment que le Sphinx, originaire d'Éthiopie, aurait été envoyé en Béotie par Héra.





Tu iras loin, mon fils

Les flaques boueuses sont traversées de rafales de pluie. À travers les rideaux, il s'avance, ses sandales usées le protégeant à peine de la rocaille. Comme une tristesse, les marches du palais flottent encore sous ses pieds fatigués. Corinthe. Après des jours d'agonie ses adieux ne meurent pas, brûlant ses larmes plus encore que les paroles de l'oracle. Loin, il devait partir loin de Polybe, loin de Mérope. Quelle folie inimaginable pourrait le pousser à de tels actes ? S'il ne pouvait échapper à la démence, au moins serait-il hors d'état de nuire. Un rocher. S'asseoir. Reposer ses chevilles aux blessures anciennes. Regarder la foudre tomber au loin, au hasard des dieux vengeurs si arbitraires. Toutes les punitions ne sont pas de tonnerre et de lumière. Toutes les punitions ne s'achèvent pas en un instant. Toutes les punitions ne sont pas méritées.

Il tente de se rassurer. Son esprit est-il déjà malade, à se poser la question du meurtre ? Faut-il noyer ces images meurtrières qu'il s'interdit d'imaginer, et qu'il s'imagine s'interdire ? Il crie, il tonne sous le battement d'ailes de l'orage qui le surplombe, il tente d'arracher à son ventre la terreur lancinante, de la jeter à bas, de lui donner corps pour mieux pouvoir l'affronter de ses armes de fer et de bronze. Peut-on tuer la peur ? Il a peur de tuer. Le crépuscule argenté approche à travers les nuages étouffants. L'orage range ses derniers corbeaux à l'horizon, mais Thèbes reste irrémédiablement absente.

Un monstre rôde. Corps de lion. Griffes acérées et grâce féline. Ailes d'aigle. Silence majestueux et mort inéluctable. Tête de femme. Esprit subtil et cruauté sans pareille. L'odeur des charniers flotte partout dans la plaine déserte, révulsante et menaçante. Quelques lieues encore, et il le rencontrera. Le Sphinx dévore Œdipe, Polybe lui survit et Mérope ne l'épouse pas: un projet si simple, et qui demande si peu d'efforts. Un sucide honorable, mourir au combat contre une abominable créature appréciant la chair d'homme, pour sauver une cité et satisfaire les dieux. Les poètes chanteront son sacrifice au son de la lyre, les rois trinqueront dans des cyrix à son effigie, sa lutte sera embellie de mille détails surhumains sur les murs des temples ! Trouver la bête, attiser sa colère, baisser sa garde, accueillir la mort.

La lutte est inégale, l'animal est fort comme mille hommes et malin comme dix mille. Ses griffes fendent l'air, la chair et la douleur. Bientôt, l'homme est à genoux et la chimère triomphante. Et il accepte sa défaite, offre sa gorge, attend le coup de grâce. Il ne vient pas. Et le Sphinx ricane comme un enfant qui torture une fourmillière. Une énigme. Une simple formalité, une seule réponse fausse et ses os tapisseront comme ceux de ses prédécesseurs l'antre du fauve. À travers le voile sanglant il regarde le prédateur maintenant perché sur sa poitrine lacérée. Les mots s'enchaînent, simples et dénués de sens, s'achevant sur un silence interrogateur. Dubitatif. Attentif. Impatient. Affamé. Libérateur. Impossible !

Pourquoi la vie est-elle le jouet des dieux ? Pourquoi nous laissent-ils commettre l'irréparable de notre plein gré, mais nous interdisent la simplicité du repos éternel ? Pourquoi prennent-ils la parole à notre place lorsque nous n'avons plus envie de jouer à leur terrible jeu ? L'homme. La réponse est l'homme. Je ne voulais pas la donner, mais la voici. La langue me brûle, mes cris sont muets, ma voix est leur, et leur réponse est la bonne. Enfant, à quatre pattes dans le sable, innocent, tu ne sais pas ce qui t'attend. Et toi, adulte, au sommet de ta vie tu ne vaux pas mieux qu'un pion, perché sur tes deux jambes. Et toi, vieillard, ta canne te soutient car tes jambes sont faibles et ton dos courbé, non par l'âge, mais par le regard sans pitié de l'Olympe ! Voilà ta réponse, hideuse créature. Pardonne-moi de te l'avoir donnée.

Et les yeux du Sphinx changent. L'amusement devient terreur, la fierté devient honte, la certitude devient panique, le vainqueur s'incline. Et Œdipe s'y reconnaît, dans ces yeux prédateurs, dans les meurtres qu'il a commis sur le chemin revenant de Delphes, dans la froide réalité de sa nature la plus inaliénable: assassinats, incestes, malédictions, épidémies. Il n'est plus malheureux: il est un malheur. Et il s'avance vers Thèbes, sur ses chevilles faibles et lourdes. Il ne prête pas attention au monstre vaincu qui se punit du haut d'une falaise, libéré par son intervention, libre de mettre un terme à sa misère. C'est son tour maintenant de faire souffrir les autres. Non pas en les dévorant, mais en les tuant, les épousant, les maudissant.

Les pires choses qui soient voudraient pouvoir mourir.





Sans titre

Il etait une fois, un kilomètre connu du tout-Paris sous le nom d'Œdipe. Il vivait sous un poteau télégraphique en plein désert de l'Atacama, mais crevait de chaud assez régulièrement, si bien qu'un jour, il décida de se casser de ce bled pourrave, comme il disait.

Malheureusement, les kilomètres, bien que très impliqués dans tout ce qui est déplacement, pratiquent le mouvement de façon assez passive: ce sont d'excellents parcourus, mais de fort mauvais parcoureurs. Œdipe ne faisait pas exception. Il resta donc à l'ombre de son poteau en attendant que le décor se casse.

Œdipe jouait de malchance, car le premier élément de décor qui sortit de ce coin de désert fut le poteau ; avec les satellites, le poteaux télégraphiques avaient fini par perdre de leur prestige, et celui d'Œdipe fut recyclé impitoyablent en étai dans une mine d'argent, un vendredi de pleine lune. Il n'eut bientôt plus pour seule ombre que celle du petit tas de cailloux que le poteau avait laissé en sortant de terre. Une nouvelle vie, encore plus insupportable que la précédente, commença alors pour notre pauvre kilomètre. Un ennui mortel, un soleil de plomb; l'inconfort permanent. Au bord de la folie, Œdipe en était à se demander comment faire pour se tirer un plomb dans la cervelle lorsqu'arriva, sous un beau nuage noir, un orage du soir. Une lueur d'espoir parcouru l'échine du malheureux kilomètre quand le ciel s'illumina du premier éclair de l'orage salvateur. Orage d'autant plus salvateur qu'Œdipe n'avait pas de cervelle; juste une colonne vertébrale, et pas le moindre flingue, de toutes façons, pour se la faire péter.

Il imagina donc un plan. Son plan était comme je vais vous le dire. Le voici. Le plan était légèrement pentu. D'après la carte, Œdipe se situait même à quelque hectomètres en aval d'un oued situé dans le même plan. Si l'orage pouvait pleuvoir assez suffisemment, ça suffirait peut-être pour faire gravement déborder l'oued du dessus et raviner un peu le décor environnant Œdipe.

C'est d'ailleurs ce qui se produisit, et Œdipe se félicita d'avoir pensé à un tel plan incliné. L'orage plut tant et si bien qu'un glissement de terrain emporta quasiment deux tiers d'Œdipe au fond d'une doline. Il se contenterait bien de ces quelques 666 mètres et profita de l'occasion pour sortir du plan. Tant pis pour le reste.

Bon, maintenant voyons voir comment ça se présente…

M.J. : Il fait plutôt sombre, tu es couvert de cailloux et de gadoue. Ça change du cagnard habituel. Fais un jet de perception pour voir si tu remarques un détail particulier…

[Œdipe lance un dé à vingt faces.]

Œdipe: 18 ! C'est bon ? J'ai 15 en perception.

M.J. : OK, c'était un jet de difficulté triviale ; tu vois une petite tache de lumière en bas à gauche. Qu'est-ce que tu fais ?

Œdipe: Ben j'y vais, de toutes façons, j'ai rien à perdre.

M.J. : Alors tu te retrouves à couler au fond d'une rivière souterraine qui descend de plus en plus vite. Ça fait un boucan du tonnerre.

Et c'est ainsi qu'Œdipe échappa à l'enfert du désert de l'Atacama.

Voici donc notre héros plongeant en une magnifique cascade dans les eaux tièdes du lac Victoria. Ses quelques 600 mètres (il avait laissé 66 mètres au cours de son périple souterrain, ce qui est somme toute acceptable pour un aussi long voyage) étaient à présent essentiellement parcourus de barques de pêcheurs. Œdipe était plutôt satisfait de son sort, à présent.

Or, comme il était eau, sa mémoire était maintenant très incertaine. Il doutait avoir jamais été Napoléon, par exemple. Mais un jour, il se ressaisit et, pensant que se laisser douter était d'un défaitisme malvenu, il se convainquit qu'il avait effectivement été Napoléon. Ses souvenirs s'affirmèrent peu à peu, alimentés par les récits des voyageurs qui passaient par là, et il eut bientôt la nostalgie de l'Égypte. Par chance, il apprit en écoutant les conversations que pour aller en Égypte, il suffisait de suivre le cours du fleuve qui sortait de l'autre côté du lac. Il prit donc part à un courant favorable, et en quelques années, 500 bons mètres d'Œdipe s'étaient matérialisés dans le cours du Nil.

Le Nil (An-Nil en Arabe) avec ses 6671 kilomètres est l'un des deux plus longs fleuves sur Terre, l'autre étant l'Amazone. Il est issu de la rencontre du Nil Blanc et du Nil Bleu. Le Nil blanc (Bahr-el-Abiad) prend sa source au lac Victoria (Ouganda), le Nil Bleu (Bahr-el-Azrak) est issu du lac Tana (Éthiopie). Ses deux branches s'unissant à Khartoum, capitale du Soudan actuel, le Nil se jette dans la Méditerranée en formant un delta au nord de l'Égypte. Le Nil représente la voie qu'empruntaient les Égyptiens pour se déplacer. Il apporte la vie en fertilisant la terre et garantit l'abondance.

Par chance, le Nil déborda justement quand Œdipe passa non loin des fameuses pyramides. Œdipe fertilisa si bien que l'abondance fut au rendez-vous cette année-là bien plus que d'ordinaire. Pour le récompenser, il eut le droit de visiter la région, et on le confia à un guide qui connaissait fort bien les moindres recoins du désert et toutes les belles choses qu'on peut y voir. Ce guide particulièrement francophile, prénommé Slimane, était connu de tous sous le surnom de « Le Sphinx », en raison de son goût pour les calembours.

Le jour tant attendu de la visite des pyramides arriva. Au comble de l'excitation, Œdipe (qui se prenait pour Napoléon, je vous le rappelle), demanda:

« Dis moi, dévoué Slimane, serait-il possible de monter au sommet de cet imposant bâtiment ?

— Bien sûr Sidi, mais l'ascension devra se faire par la face Nord.

— Pourquoi donc, mon brave Sphinx ?

— Parce que, mon général, c'est la norme des Bat' d'Af, Nord.

— Hahaha, tu es vraiment impayable ! »

Napoleon aimait sans doute beaucoup les jeux de mots militaires et il était connu pour avoir fixé quelques normes. C'est pourquoi Œdipe était enchanté. Ainsi, Le Sphinx emmena Œdipe jusqu'en haut, par la face Nord, car elle était à l'ombre.

« Du haut de ces pyramides, par beau temps, on voit la Corse. », déclara Œdipe-Napoléon une fois arrivé au sommet. « Comme j'ai hâte de revoir mon île natale et ma chère maman…

— Eh bien si vous le voulez, je peux dérouler le tapis rouge. D'ici à là bas, on arrive en moins de cent jours en prenant le tapis déroulant en ligne droite.

— Faites donc, je vous en prie.

— C'est parti mon général ! »

Voici donc nos deux héros, arpentant un magnifique tapis rouge se déroulant sous leurs pas, tendu en ligne droite entre le sommet de la pyramide et le balcon de la maison natale de Napoléon. La route est droite, la pente est faible, mais suspendu, sur un tapis étroit, il faut faire attention. Œdipe-Napoléon riait tant aux calembours du Sphinx qu'il faillit plusieurs fois, dans son gondolement, entraîner son guide vers une chute de tapis. Une chute de tapis, pour un Napoléon de 500 mètres, ce n'est rien, mais pour un pauvre guide, c'est beaucoup, même dans le bassin méditerranéen.

Ce qui devait arriver arriva ; un 15 décembre, une impulsion fournit la chute qui permit de conclure. Plouf ! Les voilà dans l'eau, le Sphinx se noie et Œdipe, sans guide, reste seul planté au beau milieu des eaux grecques.

« C'est vraiment n'importe quoi ! », conclut-il.



Replay

Elle ne se débattit pas. À quoi bon ? Tout serait fini dans quelques instants, de toute façon. L'avion était au-dessus de la Méditerrannée lorsqu'elle en était tombée, mais à cette hauteur, l'eau pourrait aussi bien être un mur de briques. Autant profiter de la sensation de l'air qui filait contre son corps à une vitesse excitante. Elle ouvrit les jambes. L'air ne masquait rien, lui.

Ce n'était pas si terrible, de choir vers la mort, lorsqu'on était sourde et aveugle.


***

Il prit l'arme sur la table et se leva. La porte n'était qu'à quelques mètres. Il mit la main sur la poignée.

« Je dois te faire la demande, maintenant. »


Elle ne marqua pas une hésitation.

« Oui. »


La porte s'ouvrit, avec un claquement sec. Son sac à main vola dans le vide. Ils s'aggripèrent.

« Saute. Tu m'as promis. »


Son visage était livide.

« Je suis désolée, je ne peux pas. Pas ça. Je ne comprends plus rien.
— Il le faut. Pour nous. Pour tous. Pour l'avenir.
— Mais…
— Si on apprend que nous avons couché ensemble, je suis foutu. Tout est foutu. »


Les larmes l'empêchaient de viser. Il approcha le canon du vieux pistolet Stéphanois tout près de son visage.

« Mais pourquoi ?
— Luc', je suis ton père. »


Il pressa la détente. La balle partit s'abîmer dans la carlingue. Elle poussa un petit cri. Elle avait laché la poignée du siège. Il ne saurait jamais si c'était à cause de ce qu'il avait dit.

***

Lorsque l'annonce de son élection était tombée, il n'avait pas perdu l'esprit. Oh, il était fou de joie, évidemment. La France avait enfin choisi le Président de l'Ouverture. Les choses allaient enfin changer. Mais il était resté raisonnable. Il était rentré à la maison pour l'heure du dîner.

Il se retourna doucement, pour la voir dormir. Décidément, il ne désirait rien de plus que de se réveiller chaque matin à ses côtés. Enfin si, mais si tout allait bien, ce ventre tonique pourrait bientôt s'arrondir. En respectant la bioéthique, évidemment.

On sonna. Son premier regard fut pour Lucrative. Elle se retourna, voilant son visage dans l'oreiller. Contrarié, il enjamba la chambre, enfilant un peignoir au passage.

Ostensible, si tôt ? Le médecin pleurait. Dans ses bras, une grande enveloppe des Hôpitaux de Paris. La gorge de Bien-Sûr se serra. Il saisit l'enveloppe.

« Le test ADN de la femme, Monsieur. Ils ont trouvé quelque chose. »


***

Passion était nerveux, comme chaque fois avant un discours. C'était le conseiller idéal. Il allait jusqu'à s'inquiéter à sa place. Bien-Sûr se dirigea vers la scène, ses notes à la main. Son téléphone sonna.

Elle était la seule à pouvoir l'appeler sur cette ligne. Il devait s'être passé quelque chose. Il fit deux pas en arrière, décrocha.

« Il y a eu un accident.
— Ne bouge pas, j'arrive. »


Ce qui le frappa en arrivant à Thèbes, c'est la couleur de la route. Qui aurait pu penser que le goudron rendrait si bien le sang ?

« Elle s'est jetée sous les roues, Monsieur. Personne n'aurait pu l'éviter.
— Où est-elle, Inspecteur ? »


Son interlocuteur tendit un doigt vers l'avant de la voiture. La manche de son uniforme de chauffeur était elle aussi maculée de rouge. Il tourna la tête. Lucrative, à genoux, serrait un lambeau de chair méconnaissable entre ses bras. Elle gémissait.

« Mesquine …
— Luc', dis-moi que tu n'as rien !
— Oh, Bien-Sûr, c'était ma mère ! »


Il la prit dans ses bras. Il ne supportait pas qu'on abrège son propre prénom, même si lui n'hésitait pas à raccourcir le sien. Elle l'avait toujours appelé Bien-Sûr.

***

Couteau attendait une révélation avec impatience. Elle lui avait demandé de le voir, ce qui n'était jamais arrivé. Mais depuis dix minutes, les salutations d'usage commençaient à s'épuiser. La communication n'avait jémais été le ciment de leur couple.

« Bien, donc, si tu vas bien, pourquoi m'appelais-tu ?
— Je dois te dire quelque chose. Il faut que je parte.
— Pardon ?
— Je suis désolée. Je ne peux plus continuer. Ton racket me dégoûte. Ce n'est pas parce que tu n'arnaques que les français de passage que tu es honnête. Si tu veux changer les choses, c'est par la diplomatie qu'il faut le faire, pas en te comportant comme un monstre.
— Il y a un homme, c'est ça ?
— Oui … Bien-Sûr.
— J'espère qu'il est bon au lit, au moins ?
— Mais non ! Bien-Sûr !
— Frigide en plus d'être stérile ! Ah, le sexe, tu t'en fous. Tout ce qui t'importe, c'est qu'il fasse de la politique, hein ?
— Pour tout te dire, il en fait, avec Passion. Mais ça n'a rien à voir ! »


Il se leva, excédé.

« Je te maudis. Ma vengeance sera terrible. »


Il en oublia de claquer la porte en sortant. L'air s'engouffra dans la chaleur du bordel.

***

Rien n'existait plus pour elle que le feu entre ses jambes. Ses doigts s'aggripaient aux boucles brunes. C'était bien meilleur que tout ce qu'elle avait connu auparavant. Joueuse, elle releva son visage un instant et sourit.

« Eh bien, tu ne sembles pas avoir de problèmes avec les thébaines, pour un français. »


Il savait bien qu'une telle relation pourrait lui coûter très cher, au pays. Mais maintenant, ici, il s'en fichait.

« Emmène-moi. »


Il se redressa, plissa les yeux. Elle risquerait autant pour lui ?

« C'est de la folie. Tu devras vivre cachée en permanence.
— Je le ferai. Je vais quitter Couteau. »


Cela faisait bientôt six mois qu'il la retrouvait à chaque instant volé. Les autres femmes ne l'intéressaient plus. Mais ça ?

Elle gémit, et il sut qu'il avait déjà choisi. Il s'allongea à son côté, sans cesser de la caresser. Les larmes lui montaient aux yeux.

« Je ne peux pas te promettre que je pourrai toujours être là. Tu sais ce à quoi je me destine. Pour changer les choses, il faut d'abord que je sois irréprochable. Ce sera déjà assez dur de me présenter en étant célibataire. Il se peut que …
— Quoi donc ?
— Un jour, je devrai peut être te demander de partir, de disparaître. Tu dois me promettre que tu le feras, sans rien demander.
— Je t'aime, et je ne veux que ce que j'ai. C'est promis. »


Ses lèvres couvrirent les siennes.

***

Le feu emplissait la pièce d'une lumière changeante. Bien-Sûr se redressa, et appuya son dos contre la muraille. Il n'évait pas encore tout à fait l'âge des rhumatismes, mais les pierres chaudes n'étaient pas désagréables pour autant. Thèbes était nettement préférable à Paris, l'hiver.

Il balaya la pièce du regard. Après tout, s'il venait ici depuis des années, c'est à la recherche d'une autre chaleur, et il se faisait tard.

Son regard s'arrêta sur une tache de soie rouge. Elle s'ouvrait sur une gorge nacrée, que surmontait un visage impassible. Le gros type en face d'elle la foudroyait du regard, en hachant des paroles inaudibles entre ses dents serrées. Il lui rappelait quelque chose. Ah, oui ! Passion le lui avait présenté. Il connaissait tout le monde, dans la maison.

Il finit par se lever et partir. Elle n'avait pas encore bougé.

Ses épaules se relachèrent. Bien-Sûr était hypnotisé. Était-ce l'interdit d'une femme thébaine qui le fascinait, ou cette beauté irréelle ? Elle croisa son regard, et sourit. Puis, lentement, elle leva la main, et courbant le poignet, enleva le pic qui retenait ses cheveux. La cascade de ses boucles brunes commença à tomber pour l'éternité.





Romain et la vieille dame



Sous la statue du lion, sur la place, il y avait une vieille dame. Romain trouvait qu'elle faisait très peur.

Elle ressemblait à une mendiante, avec des vêtements hideux et un chapeau qui datait de la préhistoire, mais elle ne mendiait jamais. Elle réduisait du pain rassis en miettes, et le jetait par terre. De temps en temps, un pigeon venait s'y goinfrer.

Romain jugeait totalement ridicule de fuir quelque chose ou quelqu'un juste parce qu'on en avait peur. Ca n'avait aucune classe.

« He, madame, tu nourris les pigeons ? » se força-t-il à demander alors qu'il passait sur la place en rollers. C'était déjà un début. Et puis, au moins, comme ça, il était sûr d'aller plus vite qu'elle. On ne sait jamais.

Elle eut un grand sourire énigmatique. « Non, je nourris les chats. »

Et comme s'il n'avait attendu que ça pour lui donner l'occasion de faire un effet remarquable, un gros chat roux jaillit de derrière son dos. Le malheureux pigeon égaré venait de faire son dernier repas.

« Wow. » Romain préférait les chats aux pigeons. La vieille venait de monter d'un cran dans son estime. « C'est pour ça qu'il y en a si peu qui viennent, en fait. Les vieilles dames aux pigeons normales en ont des dizaines. Mais avec toi, ils ont peur ! » Ils ne sont pas les seuls, pensa-t-il dans sa tête. Il lui déplaisait de se comparer à de telles bestioles, ceci dit.

« Il y en a toujours quelques-uns qui sont assez stupides. C'est tout ce qui importe. » Elle toisa son interlocuteur. « Et toi, que veux-tu ? »

« Moi ? Rien. » dit-il en tournoyant autour de la statue de lion.

« Je suis sûre que tu veux une histoire. Tout le monde veut des histoires. »

Il haussa les épaules. « Tu viens d'un autre monde ? Personne n'aime ça ! »

Elle ricana. « Peut-être que personne n'aime écouter des histoires, mais tout le monde aime en avoir à raconter, surtout les petits curieux comme toi. »

Et le pire était qu'elle avait raison. Romain détestait ça, quand les adultes avaient raison. Même s'il y avait toutes les chances pour que ce soit une histoire sans intérêt sur sa jeunesse, il ne pouvait tout simplement pas prendre le risque de laisser passer une histoire sanglante comme on pouvait l'imaginer de la part de quelqu'un qui donnait des pigeons vivants à manger aux chats, et sans avoir peur de la police, encore.

« Si tu veux. Mais pas trop long, je suis pressé. » Cette fois, il cessa de tourner en rond et s'immobilisa sur ses rollers, grattant quand même le sol de l'un d'entre eux de temps en temps, histoire de laisser comprendre qu'il n'avait pas la journée.

« Il était une fois une pauvresse, vêtue de haillons, qui donnait à manger aux pigeons en attendant le jour prochain sous une statue de lion ». Si il y a une sale gosse en rollers qui vient à passer, pensa Romain, je l'égorge. « Elle était d'une grande beauté, mais c'était une splendeur effrayante, et les gens l'évitaient. Même ceux qui osaient lui lancer une pièce la fuyaient quelques instants après, comme s'ils venaient de croiser leur mort. » Pire encore, elle fantasme, continua Romain dans sa tête. Même si c'est vrai qu'elle fait peur.

« Un jour, un prince vint à passer, et son regard resta accroché dans le sien. « Vous donnez à manger aux pigeons ? » demanda-t-il.

« Non, je donne à manger aux chats, et aux aigles. » Et en effet, dans les recoins de la place, et même sur la statue, se cachaient ces animaux, du sang sous les griffes. Ils fixaient le prince comme s'il était lui aussi une proie qu'ils allaient dévorer tout cru.

Et comme le prince ne savait plus quoi dire, qu'il n'avait été habitué à la conversation polie que dans les salons des nobles. « Epousez-moi. » dit-il.

La jeune fille ricana. « Ce sera votre énigme. Trouvez comment me plaire. Vous avez une journée. » Le prince ne posa pas de questions. Il n'était pas assez stupide pour ça.

Le matin, il vint se traîner à ses genoux, lui offrant tout ce qu'il possédait et tout ce qu'il espérait posséder, ce qui est bien plus encore pour un jeune prince. Elle ne lui accorda pas un regard.

A midi, il vint à elle fier et droit, et lui ordonna de le suivre au château, lui promettant les pires cruautés si elle ne se rendait pas à ses désirs. Elle se contenta de jeter un regard aux gardes, qui refusèrent de la toucher, et le prince lui-même ne put s'y résoudre, mais pas par crainte.

Le soir…

« Je connais cette histoire. » interrompit Romain. Enfin, je sais où tu l'as prise. C'est celle d'Œdipe et le Sphinx. On l'a vue à l'école. »

« Oh, je sens que tu es particulièrement intelligent. Et alors, dis-moi ce qui arrive ensuite ? »

« Euh, le soir il vient avec une canne ? Parce qu'il s'est fait du mauvais sang, il a vieilli prématurément, c'est ça ? Ou alors, une canne blanche, parce qu'il s'est crevé les yeux ? He non, merde, je me mélange… »

« Alors, tu veux la suite, ou pas ? »

« Euh… » hésita Romain. « Oui. » Même s'il lui en coutait de le dire.

« He bien, tu as raison. Le soir, quand il vint la trouver, il avait la sagesse et l'amertume d'un vieillard. Et te rappelles-tu comment finit l'histoire du Sphinx ? »

« C'est censé être toi qui racontes ! » grogna-t-il, animé d'une défiance incontrôlable, parce qu'après tout il savait très bien la fin, et était content de pouvoir le montrer. « Il résout son énigme, et alors elle meurt. »

« Et ceux qui ne résolvaient pas l'énigme ? »

« C'est eux qui mourraient. C'est simple. »

« Et je pense que tu sais aussi à qui le Sphinx pouvait poser une question? »

« Je ne sais pas ! A tous ceux qui passaient par là ! »

« Oh non, ce n'est pas si simple… bien sûr, personne ne le savait, sinon beaucoup l'auraient exploité. Personne ne sait raconter correctement cette histoire, de toute façon. Mais le Sphinx ne peut poser son énigme qu'à quelqu'un qui lui a déjà posé une question, à laquelle elle a répondu. Bien sûr, cela peut être une question stupide. Du genre « Vous nourrissez les pigeons ? » »

« Ah. » Romain savait qu'il n'aurait pas dû lui parler. Bien sûr, elle parlait de son histoire, c'était sûr ! Mais quand même… elle lui faisait peur depuis le début, et là il commençait à s'intéresser à son histoire, non pas parce qu'elle était bien — elle était nulle — mais parce que cela lui semblait soudain excessivement important qu'elle finisse bien.

Il aurait pu tout simplement s'enfuir de toute la vitesse de ses rollers, mais quelque chose lui disait que s'il ne risquait rien, il aurait été ridicule, et s'il risquait quelque chose, cela ne servirait de rien. Une bande de chats surgiraient pour le déchiqueter. Ou un aigle géant. Ou la statue de lion, tiens, il avait toujours su qu'elle avait l'air louche.

« Quand le prince revint le soir, il lui dit qu'il avait compris, il lui dit qu'il l'avait reconnue. Il l'appela Sphinx, et il raconta à la jeune femme qui était si vieille toute son histoire du début jusqu'à la fin. »

« Et alors ? Elle tombe amoureuse de lui ? Est-ce qu'il était seulement bien, à côté, ce prince ? »

« Oh oui… » dit-elle, et il n'osa pas lui demander plus de détails. Il aurait voulu en rester à cette fin heureuse, mais il devait y avoir un démon en lui, ou une autre sorte de créature qui voulait la vérité et ne pouvait se contenter d'approximations. « Mais alors, il a résolu l'énigme. »

La vieille dame hocha la tête, silencieusement.

« Alors elle meurt ? »

« Presque. »

Ce démon était vraiment tenace, et persista contre l'avis de Romain et de la vieille dame, qui n'avaient aucune envie de discuter la fin de l'histoire, là, maintenant, tout de suite. « Presque ? »

« Ou plutôt, comme on dit, ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ! » La voix de la vieille était devenue hystérique. « Oh, et ils vécurent heureux, aussi. Le pire est que c'est vrai. Ils vécurent heureux, et quand le Sphinx eut élevé ses enfants, et que son mari fut mort, elle découvrit qu'elle était maintenant trop humaine pour redevenir jeune et partir sur les chemins, mais trop immortelle pour mourir non plus. »

« Ah… » La voix de Romain n'était qu'un souffle.

« Est-ce que tu peux imaginer ce mélange ? Moitié humaine, moitié immortelle. Oh, n'oublie pas de payer le loyer, de me dire quel est l'animal qui a quatre pattes le matin, deux pattes à midi, et trois pattes le soir, et surtout n'oublie pas de me rapporter du mou ! »

Romain bégaya. « Et vous posez toujours… des énigmes ? »

« Oh. Je t'en ai déjà posé une. »

« Laquelle ? »

« Eh bien, disons : te rappelles-tu comment fini l'histoire d'Œdipe et du Sphinx ? »

« Oh, j'ai répondu, alors ? »

« Je crois. »

Il respira un grand coup. De n'était pas des histoires, ces trucs de tonnes de plomb qui s'envolaient d'un coup de ton dos. Il avait eu le même sentiment la fois où il avait retrouvé sa petite soeur qu'il pensait avoir perdue, mais cette fois-là, il y avait eu beaucoup moins de tonnes.

« Vous avez posé beaucoup d'autres questions… plus difficiles, non ? »

« Mais j'ai décidé que c'était celle-là l'énigme. Ecoute, crois-tu que je pourrais tuer un gamin humain après en avoir élevé moi-même ? Personne ne peut faire ça. »

Il soupira. Elle n'était pas si effrayante, pas vrai ?

« Je ne tue que les adultes. Et encore, ceux qui sont stupides. »

Romain prit mentalement en note de ne pas revenir parler à la vieille dame, si elle était encore là quand il aurait quelques années de plus. Et de ne pas lui poser de questions. Surtout stupides. Tout le monde n'était pas un prince ou un enfant pour pouvoir se rattraper.

« Et encore une chose. » continua la vieille dame. « Si tu veux devenir intelligent. Ne crois pas tout ce qu'on te dit. »

Il la regarda d'un air choqué.

Alors tout ça, ce n'était rien qu'une sale blague ! Il aurait bien voulu se venger, si elle ne continuait pas à lui faire si peur… pour une raison qu'il ne comprenait plus, maintenant.

« Ne crois pas rien de ce qu'on te dit non plus. »

« Et ne parlez pas par énigmes comme ça ! » cria-t-il en repartant d'un coup, enfin libre. « Ca ne se fait plus ! »

Il ne savait plus s'il devait avoir peur ou être furieux.

Mais il décida qu'il reviendrait parler à la vieille dame qui donnait à manger aux chats et se noyait sous la statue de lion comme si elle avait été son ombre. Pour savoir.

Tant qu'il n'était pas un adulte, il ne risquait rien, après tout.



Les rêves des dieux



Œdipe rêve encore du Sphinx, certaines nuits, quand le matin met longtemps à venir et que Jocaste a le sommeil trop agité pour le serrer toute la nuit dans ses bras rassurants.

Il retrouve chaque détail de ce jour, les rayons du soleil jouant sur les cailloux craquelés du chemin, faisant ressortir la rigueur géométrique des cristaux de quartz, cette goutte de sueur sur le bout de son nez qui se refusait à s'évaporer comme à tomber, de chaque côté du chemin les herbes jaunies dans lesquelles personne ne se risquait jamais, et puis, elle.

« Tu es morte. » dit-il, car il se souvient encore de tout ce qui s'est passé depuis.

Elle a un rire de gorge profond. « Ce n'est même pas un privilège des dieux, d'apparaître dans les rêves des gens après leur mort. Cela t'arrivera probablement aussi. Même si tu n'en auras pas conscience, bien sûr. »

« Laisse-moi en paix. » dit-il. « J'ai résolu l'énigme. »

« Pas celle qui importait vraiment. » Elle s'étire paresseusement. « Avant de résoudre mon énigme, tu aurais peut-être dû te préoccuper de la tienne, humain fils d'humain. »

« Je ne veux plus jouer à tes jeux ! » s'exclame-t-il, essayant de sembler sûr de lui. « Je t'ai vaincue. »

« Disons plutôt que je t'ai fait croire que tu étais clairvoyant. » dit-elle. Elle se rapproche de lui, souple et majestueuse, la poussière du chemin lui faisant une aura dorée. Il n'a pas un geste pour reculer. « Je jour où tu auras ta réponse, la vraie, l'unique, tu regretteras de ne pas avoir offert ta chair à mes crocs, quand nous nous sommes affrontés. »

Il garde encore son sang-froid, elle en semble offensée, et il se dit qu'il l'a peut-être vraiment vaincue. Mais elle a alors un large sourire, si large qu'il rappelle que ce n'est en aucun cas une jeune et belle humaine, de façon plus sûre que les pattes de lion et les ailes d'aigle.

« Puisque tu as donné la réponse à mon énigme, je pourrais donner la réponse à la tienne, n'est-ce pas ? Ce ne serait que justice… »

Les lèvres du Sphinx se posent sur son oreille, et il se réveille en tremblant.

Il ne se rappelle plus ce qu'elle lui a dit, malgré tous ses efforts - non, peut-être est-ce justement parce qu'il veut l'oublier. Il lui semble pourtant qu'elle l'a juste appelé par son nom. Mais il se rappelle l'horreur qui l'a paralysé, le désespoir intense, et il ne peut les chasser, même si l'objet en a disparu. La peau de Jocaste lui semble froide.

Il n'y a sans doute rien à savoir. Ce sentiment de n'avoir plus rien est trop absolu pour qu'il ait seulement une cause, elle l'a juste instillé pur dans son coeur. Il n'aurait pas dû en attendre moins de la vengeance d'un enfant des dieux.

Il essaie de trouver dans cette pensée une consolation, alors que l'aube point, et il se demande si tous les tueurs de monstres des légendes ont connu le même châtiment que lui.

Naissance d'un mythe

La scène se passe il y a bien longtemps, dans un pays lointain, dans un bar, ou plutôt ce qui en tient lieu dans cette contrée et à cette époque. Le langage, qui ne serait plus compris par personne, est bien entendu traduit librement en français moderne. Plus généralement, les attitudes, les poses, les préoccupations, les audaces, les élans, en un mot la façon d'être, ont également été modernisés. Les personnages sont un groupe de jeunes hommes qui discutent de tout et de rien en buvant plus que de raison, pour le simple plaisir d'être ensemble et de ne penser à rien de sérieux, sans même prendre la peine élémentaire de refaire le monde. Et voici qu'entre un autre membre de la bande.

— Salut, les gars !

— Salut, Didi !, répondent-ils en chœur, s'écartant spontanément pour laisser au nouvel arrivant une place autour de la table. Qu'est-ce que tu nous racontes de beau ?

Didi, de son vrai nom Œdipe, prend soigneusement son air le plus faussement mystérieux pour déclarer :

— Ah, je sais pas si vous méritez que je vous raconte ça…

Devant les hurlements de protestation convenue, Œdipe lève les bras et cède :

— Bon, bon, je vois bien que j'y couperai pas, mais vous me payez un pot, alors !

Ainsi est fait, et le calme, sinon le silence, s'est presque installé lorsqu'il entame son récit.

— Alors, il y a quelques jours, j'étais au bar en train de jouer au flipper, et puis j'ai fait tilt pour la troisième fois ; énervé, je flanque un coup de genou dans la machine, je me retourne, et là sur quoi je tombe ?… une nana, mmm…

— Ah, attends une seconde ! interrompt promptement l'un des auditeurs, avant d'ajouter d'un ton théâtral :

— Je sens que cette histoire mérite d'être notée. Phiphi ! Tu vas nous noter tout ça, d'accord ?

Il paraît utile de préciser, à ce point, que le dénommé Phiphi est non seulement le seul membre du groupe à savoir écrire, mais aussi, présentement, le plus imbibé. En fait, il est déjà suffisamment alcoolisé pour avoir les pires difficultés à rester éveiller deux minutes d'affilée, sans parler d'avoir une pensée cohérente, et cela alors que l'on n'est encore qu'au milieu de la soirée ; mais tout cela est typique de Phiphi. En conséquence de quoi, après avoir vaguement regardé dans la direction du stylo qu'on lui a planté dans la main, il grommelle et tente effectivement de noter les bribes de conversation qui lui parviennent, ce qui force le respect, étant donné son état. Œdipe continue son histoire :

— Euh, oui, enfin je disais donc que j'ai devant moi une superbe petite brune, chignon serré, tailleur, petites lunettes cerclées de noir, air pincé, pète-sec, mais super mignonne, tu sais ? La bourgeoise de catégorie « sous le feu, la glace ». Euh non, le contraire. L'inverse. La vache, elle est forte la gnôle ici. Enfin bref. La créature inaccessible dans sa grotte et qui attend qu'un preux minot tel que moi la sorte de sa coquille.

— C'est beau ce que tu dis. Tu notes, Phiphi ? Phiphi ? OH ! Réveille-toi ! Tu notes ? La créature inaccessible dans sa grotte… Rôôh la la, mesdames-messieurs, Didi fait de la po-é-sie !

— Pfff… Vous auriez tous craqué devant ça, j'en suis sûr. Alors, bon, vous me connaissez, subtil, charmeur, tout en finesse, je me suis dit…

— ALLEZ DIDI, FONCE !! crie d'une seule voix l'assemblée, habituée des récits de ce genre.

— Hmmmmoui. Alors je m'approche d'elle en la regardant bien droit dans les yeux…

— On connaît cette partie par coeur, saute au moment où ça dégénère.

— Eh bien figurez-vous que ça ne dégénère pas du tout, cette fois, et je suis vexé que vous ayez pu penser le contraire, répond Œdipe en faisant mine de se détourner de son verre et de bouder.

— Encore mieux ! Saute à la partie où ça ne dégénère pas, alors !

— Bon, d'accord… En fait j'ai eu beaucoup de chance, très rapidement je ne savais plus trop qui draguait qui. D'ailleurs en fin de soirée on s'est retrouvé chez elle, pas chez moi.

— Gros veinard !

— C'est rien d'le dire… Bon, alors, je saute la musique douce, le slow à deux dans son salon, on n'avait pas vraiment besoin de ça ni l'un ni l'autre… Un instant plus tard elle était assise sur le bord de son lit et elle me regardait… euh, wow !…

— Calme-toi, Didi, bois un coup. Laisse-nous deviner. Elle te regardait par dessus ses lunettes en souriant légèrement, les jambes légèrement écartées ?

finissant d'avaler une gorgée, Œdipe répond en reprenant sa respiration :

— Quelque chose comme ça… Bon, là, je suis devenu fou. Normal, hein. Comme elle me faisait signe d'approcher avec une main tout en défaisant son chignon de l'autre, je me suis mis par terre, accroupi, et j'ai marché tout lentement vers elle. Ca a eu l'air de beaucoup lui plaire.

— Ah ouais, moi aussi, ça me plairait beaucoup !! entend-on, venant de l'autre bout de la table. Les regards convergent lentement vers celui qui a prononcé ces paroles et qui, rougissant, ajoute :

— Je veux dire, ça me plairait si une fille me faisait ça, approcher à quatre pattes. Enfin, c'est… je veux dire, c'est pas Didi… euh… euh… tu notes, Phiphi ?

Phiphi est étrangement un peu plus éveillé depuis quelques instants, et note effectivement, quoique approximativement.

— Bon, euh… Hum. Continue, Didi, je dis plus rien.

— Bien, alors tout en m'approchant je me redresse sur mes deux pattes, mine de rien, et là, paf ! D'un seul coup d'un seul, j'arrache tous mes vêtements et je fais apparaître une troisième patte d'un fort beau gabarit !

La réaction de l'assistance est contrastée.

— C'est vulgaire !

— C'est technique !

— La classe !

Œdipe reprend :

— En fait, je risquais pas grand-chose, elle était déjà bien chauffée, ça l'a juste fait rire. Presque vexant, mais rien qui remette en cause la soirée.

— Et après ?

— Après ? Incroyable ! Inoubliable ! Une furie, une déesse, une Femme, quoi ! Sans blague, je crois bien qu'elle m'a griffé. Une vraie lionne !

— Wow ! Tu notes toujours, Phiphi ?

— Mmggrlllrmlvachier.

— Pour résumer, dit Œdipe, c'est plutôt elle qui m'a décoincé que l'inverse, finalement…

Il fait une pause avant de continuer, l'air plus sombre :

— Et puis après, au réveil, on aurait dit ma mère.

— Hein ? Elle te fait quels genres de trucs, ta mère ??

— Ah, vous êtes cons… J'veux dire, tu sais, c'était plus une femme, c'était ma mère. Déjà. Ca m'a frappé, comme ça. C'est peut-être moi qui ai un problème. Mais ses manières, sa façon de me parler de me regarder… elle voulait plus se laisser séduire, elle voulait me protéger.

— Ben, p'têt' qu'elle est amoureuse, tout simplement…

— Ah, m'en parle pas !

— Et p'têt' bien que t'as effectivement un problème…

— Ouais, bon, en tout cas, j'ai sauté précipitamment par la fenêtre dès que j'en ai eu l'occasion.

— Mais tu vas la revoir ?

— Alors ça, j'en sais rien moi-même.

— Mais qu'il est con ! On donnerait tous une couille pour être à ta place, imbécile !

Dans le murmure d'approbation générale, Œdipe ne dit rien.

Le lendemain, vers midi, un jeune homme émerge péniblement de sous les draps, enfin tiré d'un sommeil épais par les rayons du soleil. Luttant contre la gueule de bois, il entreprend de faire le point sur sa situation vestimentaire, quand par hasard il trouve dans une poche des notes qu'il se rappelle soudain avoir prises la veille au soir, lors d'une soirée dont il ne peut saisir dans sa mémoire que quelques îlots au milieu du brouillard. Il tente tout de même de déchiffrer son écriture désarticulée. Quelques minutes passent, puis on l'entend murmurer :

— Je comprends rien à ce charabia… c'est quoi qui a quatre pattes, puis deux, puis trois ?



Chants du Sphinx



I
Je t'ai tant attendu !
Jour et nuit sur ces pentes je me suis postée sur ces pierres,
Socles évidents pour ma beauté,
Guettant le bruit de tes sandales.
Mais alors tu ne savais pas qui j'étais.
Tu n'avais même pas, à la croisée des chemins
Entre les routes d'Achaïe et celles de Béotie,
Levé le poing contre ce vieillard.
Déçue, je posais ma griffe
Je posais mes serres
Sur ce passant, ce berger
Qui ne m'avait point donné ta réponse.


II
Je t'ai si longtemps attendu…
Finalement, le temps est long
De l'enfance jusqu'à l'âge mûr
— Mon énigme n'est pas si juste -
— Quel Dieu t'inspira cette réponse ?
Et, de temps à autre, quelque passant,
Quelque berger me rappelait
Qu'un jour ou l'autre tu viendrais.


III
Qu'il est long d'attendre son enfant,
De ne pas le voir grandir…
Mais moi, je restais jeune,
Et on eût dit que j'étais restée vierge
Et que mon mari prenait mes ans.
Et Thèbes vieillissait et se traînait, malade.


IV
Finalement, tu es apparu,
L'éclat de la jeunesse ayant oublié le sang noir
Le sang répandu
Sur les routes où Laïos avait trouvé sa réponse.
Tu m'as appelée, et mon coeur s'est mis à battre -
Mon coeur de femme,
Mon coeur de bête femelle qui accourt quand elle entend des cris.
Et j'ai volé, et j'ai bondi,
Pour me placer devant toi,
Haletante, essoufflée.


V
Tu n'as pas compris mes yeux,
Ni le mouvement de mes ailes
Ni mes griffes striant la pierre.
Et toi qui ne savais pas qui tu étais,
Toi qui ne savais pas qui j'étais
Tu as cru définir l'Homme
Sans savoir si j'étais bête
Et sans voir que j'étais femme.


VI
Fils aveugle déjà…
Tu ne t'es pas demandé
Ce qu'était cette griffure sur ta joue
Que je te fis le soir des noces,
Etonné déjà de voir veuve si vierge
Et veuve si passionnée.
C'est que, vois-tu,
Je t'avais attendu… longtemps.


VII
Je t'ai donné une fille qui est toute moi
Qui est toute autre. Qui est née contre moi.
C'est elle finalement l'énigme
Et c'est toi qui n'as pas posé la question.
Une question qui restera, disons… en suspens,
Tandis que vous marchez, l'un étant le bâton de l'autre,
Sur la croisée des chemins,
Et que mon âme s'envole en un gémissement.

Je Suis

Tu glisses sur les escaliers crayeux. Le sol s'effrite sous tes pas et ta douleur est blanche comme la lumière froide qui te fait frissonner. Tu ne respires qu'à peine. Comme une photographie pâle et fade, tu es blême, ton regard est d'un vert aqueux dans son anneau d'aluminium, le même aluminium qui caresse ta joue fine et frôle tes lèvres lisses et veloutées comme une aile de papillon de nuit. À mesure que tu dépasses les fenêtres, leurs rais éclairent sans nacrer tes cheveux acolores, et les battements de ton coeur n'émeuvent plus qu'un sang de mercure défraîchi. Tu ne vis plus qu'à peine, et le souffle innocent des parfums qui sont tes souvenirs te rappellent seulement qu'ils finissent de faner. Si tu es fou, ce n'est que l'animal qui gémit et tremble en toi, car de folie humaine tu n'es plus capable. La pierre blanche tombe en confettis sinistres sous tes ongles convulsés et ta chute est à peine plus que le soupir d'une tulipe blanche qui, éreintée, laisse tomber sa tête alourdie au pied de sa tige défunte. Le sang qui perle des stries infinitésimales de tes genoux glisse sur les marches sans les marquer, et ton passage s'efface peu à peu comme balayé par l'ajej dans le sable du désert. En est-il de plus doux, d'échec, et de plus tendre de défaite ? Ton ombre seule demeure — brûlure de fumée sur les murs de cendres.

***

Seul dans son palais de pierre, l'être mythique médite sur les destinées. Sa tête lourde appuyée sur sa main de marbre, fou pour partie, roi, ou guerrier, il laisse ses pensées tourner en lui, restes d'une explosion infinie. Tout entier il est doute, rien en lui n'est décision, il est l'hésitation, le seuil jamais franchi, il est le funambule qui marche sans cesse sur sa corde tirée, il est la goutte de rosée qui glisse sur le bord du brin d'herbe et se fige, interdite, à sa pointe, refusant de la quitter pour se fondre dans le tout éternel. Il est l'Énigme. Toutes les questions du monde se retrouvent en lui, mais nulle réponse : c'est que tel n'est pas son rôle. Seul le voyageur solitaire, dont le chemin est droit depuis l'infini, peut tirer le trait qui de l'Énigme fera naître la Solution. Mais l'attendant encore, éternel parturient sur son trône d'inerties mouvantes, l'Énigme hésite entre pensée et ennui. Pourtant, il le sait, lui à qui le savoir est étranger, que lentement sa fin approche, et que la pierre dont il est fait n'est que la lave d'un volcan endormi. Bientôt le magma en fusion qui bouillonne dans sa tête vénérable trouvera la voie vers la surface et se déversera sur le monde dont il est le maître méconnu. Alors seulement la Vie, étrange et fragile comme une bulle de chaleur à la surface de l'océan, viendra, mélancolique et douce, danser sur sa dépouille libérée.

Un homme marche dans le désert. Il n'a pas d'âge, pas de taille, pas de stature. C'est à peine si ses pas légers laissent une marque sur les grains rudes du sable qui blessent ses pieds endoloris. Son ombre glisse sur les dunes comme l'aile flâneuse d'un oiseau de proie, mais toute verve en est évanouie. Il n'a plus de bâton, mais il n'en a plus besoin. Plus de sandales : comme un fakir antique, il aime la braise ardente qui perce les plantes de ses pieds, et la fraîcheur de l'ombre de telle broussaille qui d'un coup protège leur peau fragile le frustre plus qu'elle ne le soulage. C'est que la douleur est sa seule compagne, la chaleur sa seule boussole, l'air étouffant son seul soutien. La poussière rougie qui déchire ses poumons aux alvéoles de velours est son amante, et la soif qui empâte sa langue dans sa bouche nouée, son épouse préférée. Si par moments ses jambes ploient et qu'il rampe sur la terre incandescente du désert, ce n'est que pour offrir à sa poitrine le contact de cette maîtresse indocile, qui sitôt prise, s'abandonne puis repousse, remettant sur ses pieds épuisés le Voyageur. Il ne sait depuis quand il marche, il ne sait d'où il vient. Son regard est clos au soleil et la lumière l'effraie, ainsi que l'enfant a peur des ténèbres car lui qui voit le jour voit mieux encore la nuit les peurs qui s'y tapissent. Depuis longtemps il n'y a plus en lui de pensée. Il n'est plus que marche, mouvement, tension vers une fin dont il ignore tout mais dont il pressent l'imminence. Ainsi il continue d'avancer et les vents du désert peu à peu arrachent des poussières de son existence, mais s'il ne restait même de lui que son squelette, encore serait-ce assez, car dépourvu de pensée, dépourvu d'âme, il ne lui faut pas non plus de corps. Noyau d'être projeté dans une course sans inertie, il se moque à présent d'être encore humain. Et pourtant, elle est humaine, sa souffrance, et cette ombre qui le suit, jamais dispersée, est la peine épaisse comme la poix qui est sa dernière amulette.

L'être mythique, assis sur son siège, a laissé choir sa main infiniment lourde. Adossé à son trône éternel, il appuie sa tête léonine au calcaire jauni et froid. Pour la première fois de toutes les ères, son regard, tourné en dedans sur ses pensées mouvantes, vient de s'ouvrir. Et dans son corps immobile, un mécanisme encore en suspens, mais bientôt effréné, vient d'être remonté par une cause invisible. Le Temps sait que bientôt il sera engendré. Le regard de l'Énigme, perdu dans le lointain, est teinté pour la première fois d'une émotion étrange. Une tristesse immémoriale s'y fait jour, et une tendresse encore jeune. Le magma dans son corps bouillonne immensément comme une passion silencieuse. Alors, enfin, se produit le miracle inattendu : mis en branle par cette vie neuve qu'il sent sourdre autour de lui, le lourd corps de pierre lentement se soulève. Ses articulations empoussiérées de son immobilité éternelle grondent comme une montagne qui s'ébroue et ses membres bizarres s'étendent dans les airs étouffants de vide. Ses bras musculeux enveloppent l'espace et l'enlacent d'une étreinte mortuaire, adieu d'une amoureuse infidèle. Debout enfin, il chancelle et vacille, comme un jeune poulain juste né, puis lentement il s'approche de la meurtrière. Au loin, dans le désert, le Voyageur s'avance.

Il le sait, le Voyageur, aux pieds malades et au corps décharné, il le sent, qu'approche la fin de son voyage. Déjà l'air brûlant des dunes est renouvelé d'un courant frais qui déchiquette les derniers lambeaux qu'en momie docile il avait conservés. La lumière crue et froide qui perce derrière les nuées de poussière blesse ses paupières fermées d'aveugle. Depuis des lustres, il a marché, et cette marche est devenue sa vie, et sa vie est devenue ce mouvement, et ce mouvement est tout ce qui reste de lui. Il aimerait, de tout ce qui lui demeure d'être, que la ligne qu'il trace se referme en un cercle, et qu'à jamais il continue d'y marcher comme le gardien inquiet de remparts menacés. Mais il sent que ce n'est pas ainsi qu'il est nécessité, et prisonnier du mécanisme dont il est le patron, il continue d'avancer vers la blancheur moite qui l'absorbe lentement. Ses cils clos, fossiles pris dans les sédiments des déserts cosmiques, peu à peu s'allègent, et le vent frais nettoie sa peau gercée et burinée. Soudain, cygnes délicats qui s'ébrouent, ses paupières fines frémissent et lentement, comme un esclave que l'on absout de son isolement éternel, ses yeux s'ouvrent à la lumière douloureuse et hostile. Mais las de lutter, il l'accepte en lui, et à ses yeux grands ouverts ouvre enfin son regard.
Devant lui, bâtisse blanche et gigantesque, dressée sur un sol de gypse jusqu'aux brouillards primordiaux, s'élève le palais du Sphinx.

***


— Te voilà enfin, ma créature. Enfin tu me reviens.

— C'est donc de toi que j'étais parti, et c'est donc une boucle dont j'atteins la conclusion.

— Tu es mon fils, et jamais pourtant je ne t'ai engendré. Tu es le Voyageur, qui viens de l'infini. Ton chemin n'est pas une boucle, c'est une ligne droite. C'est ma boucle que tu viens rompre ainsi. Tu es la goutte de rosée qui, posée à la pointe du brin d'herbe, enfin accepte de choir. Tu m'appartiens, mais tu es mon maître, car c'est par toi que je dois m'accomplir.

— Mais mon ombre me souffle que je suis un renégat.

— Je n'ai cure de ton ombre.

— Elle me dit que j'ai tué mon père et aimé ma mère.

— Tu n'as ni père ni mère car tu es seul de ton espèce.

— Elle me dit qu'elle est la peine que je porte pour mes crimes dont mon aveuglement était le châtiment.

— Et moi je dis que ton ombre n'est pas là pour tes crimes mais par eux, et je dis que cette ombre est ton espèce. Je dis que ta souffrance est ta mère et que tu aimes ta souffrance, je dis que je suis ton père et que par toi je vais mourir. Je dis que tu es la créature maudite qui jamais ne peut cesser de se mouvoir. Je dis que tu es la Vie.

— Ah, mais qui est-tu donc ? Rappelle toi, une fois déjà je t'ai interrogé et c'est moi le coupable de tes crimes.

— Je te reconnais à présent ! Tu es l'Énigme, ô monstre aux mille visages, tu es chaque animal sur la terre et chaque sensation, tu es chaque élément et chaque pierre, tu es chaque grain de sable et chaque souffle de brise. Tu es l'hésitation dont naît le mouvement, tu es l'incertitude entre la naissance et la mort.

— Tu sais donc pourquoi tu es là.

— Je le sais, et je m'y résigne. Interroge, et je serai ta réponse.

— Il n'y a à toutes mes questions qu'une réponse unique. Tu en as donné le nom, tu en seras maintenant la source. Suis-moi, et sois celui que tu as nommé dans ma caverne, et chacun d'entre eux, leur incertitude, leur folie, leur joie et leur souffrance.

***

L'être mythique et le Voyageur cheminent côte à côte le long de la pente qui remonte vers le palais. Ils savent tous deux désormais qu'ils se hâtent vers leur fin. Mais ils se hâtent pourtant, car ils savent, ils savent enfin tous deux de leur union tardive en quoi il renaîtront. Et le sacrifice leur est miel, car de poussière ils feront naître le mouvement, et de toute éternité, du rêve il feront naître la matière, et de la mort la vie. Et ils vivront dans chaque plume, dans chaque éclat, dans chaque larme et dans chaque hurlement, du moindre loup à la plus frêle biche, et plus encore, ils ne vivront jamais mieux que dans le silence d'un homme assoupi ou dans la tiédeur d'un giron de mère où l'enfant se repose, car c'est alors que le mouvement cesse et que seul demeure le cours lent du Temps que leurs coeurs unis en un mécanisme sempiternel feront le mieux entendre leurs battements.

L'Énigme regarde le Voyageur. Son regard de tristesse et de tendresse a la douceur d'un au revoir. Ils contemplent le désert qui s'étend derrière les brouillards blêmes et ils se le représentent bientôt dompté par leurs efforts conjugués. L'Énigme saisit dans sa main de pierre la main parcheminée du Voyageur et la pose sur son armure de granit. Et tandis que le sang du Voyageur se fige, lentement, assourdi encore, timide et solitaire, le Temps émet calmement son premier coup. Alors, transcendé en ce bruit inouï, l'Énigme se fige, et la poussière des pierres qui le composent lentement s'effrite de son corps usé. Il tremble et ses secousses majestueuses peu à peu se renforcent à mesure qu'il maigrit sous le poids des rochers qui s'éboulent de lui. Bientôt les yeux du Voyageur se perdent dans la tourmente, et la poussière blanche l'aveugle, l'enveloppe et l'emporte comme le tronc d'arbre creux sur l'écume blanche d'un ruisseau de montagne. Au sein du mouvement, il sent pourtant qu'il ne se meut plus, et pour la première fois, Voyageur épuisé, il sait qu'il a atteint le repos. Son trajet en est à sa fin, et il a accompli son oeuvre. Seule lui reste à franchir l’ultime Parole.

Tout est silence désormais, et le Voyageur lentement s'éveille. Il est encore en haut de la tour la plus haute du palais déserté par le Sphinx, et il regarde, mais plus rien déjà n'est visible. Autour de lui, tout est évanoui, et il demeure pris dans ce mirage scintillant qui bientôt ne sera plus. En face de lui, les brouillards dessinent une étendue lisse et claire, et il y voit pour la première fois depuis des siècles son image. Il est beau et jeune à présent. Il regarde dans la glace étonnante son visage retrouvé. Il caresse ses cheveux châtains, il se mire dans ses yeux verts, il admire son ovale pâle de jeune fille, où l'ombre de sa barbe naissante dessine une dureté d'homme fait. Il aime ses traits irréguliers et ses mains blanches aux longs doigts droits, il aime les muscles noueux de ses jambes et de ses bras, il aime la douceur de son menton quand un sourire d'affection étire ses lèvres étroites et souples. Il est prêt. Il se tient droit et solide, en haut de l'escalier des âges taillé dans des briques de poussière, restes du corps gigantesque de l'être mythique. Prêt à déchoir, il se retourne une fois ultime, et quête derrière lui un soupir, un regard. Mais son ombre, impitoyable, reste immobile et attend le moment où, nourrie de son sang, elle deviendra à son tour le mouvement éternel, la geste de son espèce, le cosmos essentiel, pour les siècles des siècles.
Alors, en un dernier soupir, le Voyageur sourit et fait son pas ultime, vers la fin de son trajet.

Tandis que tu tombes, nul bruit n'accompagne ta chute, aucun cri d'ami effaré, aucun mouvement d'une âme qui serait ta soeur. Seul tu entends derrière toi un bruit depuis longtemps oublié et soudain ressuscité, le battement régulier de ton coeur, maître et prisonnier du Temps. Et tandis que tu chois dans l'étendue blanche, tu ne pousses non plus aucun cri, car de toi-même tu n'es plus. Non, il ne t'appartient plus de crier, ni de gémir, ni de te plaindre. Ta route, tu l'as accomplie pour donner naissance à plus et davantage qu'à toi. Ce n'est plus à toi qu'appartient la Parole que tu délivres. Car ce qui se fait entendre en bas, dans les profondeurs où s'arrête ta chute, ce n'est plus ta voix, mais celle de ton fruit : le gémissement des siècles dans la bouche de l'enfant de l'Homme.

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Doux Adam, l'Ève jaillie de ta poitrine ne sera jamais ta compagne. Elle ne sera que ton legs, le Livre Éternel. Énigme pétrifiée, elle ne sera que la réponse, celle qui toujours la Solution offrant, d'elle à jamais éloigne. Et par elle tu vivras, empreinte de glaise, chair des chairs, absence inouïe ; et par elle tu ne seras plus, corps mourant dans la poussière blême, trait d'encre rouge jeté sur le papier.


Œdipe et le Sphinx

Ἰοὺ ἰού· τὰ πάντʼ ἂν ἐξήκοι σαφῆ.

(Sophocle, Œdipe roi)

Lorsque tu reprends connaissance, c'est dans un lit d'hôpital, aux Quinze-Vingts. Les médecins expliquent que ton œil gauche peut encore, avec un peu de chance, être sauvé. Ces jours passés dans l'obscurité sont l'occasion de faire la lumière sur le passé, et tu comprends enfin combien tu as été aveugle.

Obsédé par le mystère de ta naissance, tu as toi-même construit la machination dont tu es tombé victime : la prophétie à laquelle tu t'es obstiné à croire ne s'est réalisée parce que parce que tu en as tiré le fil. Dans ton combat avec Loïc. Dans ton amour pour Julie.

Le mythe d'Œdipe. Cette fascination absurde, qui t'a poussé à donner au projet le nom de Sphinx, a fourni à tes ennemis l'arme pour t'attaquer. Seul l'aveuglement provoqué par cette idée pouvait t'empêcher de prendre conscience de l'évidence : persuadé de lire dans l'histoire du roi de Thèbes ta propre vie, tu t'es entêté à t'imaginer que Loïc pouvait être ton père. Que Julie serait ta mère. Jusqu'à te mutiler dans un mouvement de folie. Jusqu'à livrer le secret du Sphinx.

Le secret du Sphinx

Il te reste une chance de le sauver : au moment même où on t'annonce que tu n'as pas perdu la vue, tu te rends compte que tu pourrais prendre les autres à leur propre piège.