Et soudain me rappelant où j'étais quand le hurlement devenait perceptible, se surimprimant au dessus (ou peut-être en deça ?) de la rumeur confuse, de ce bruit inaudible fait de chuchotements et de vibrations amplifiées, répercutées sur les voûtes de porcelaine, comme si un cri de douleur des entrailles même de la terre remontait, revenait dans une dernière plainte, un dernier gémissement traversant un à un la suite d'œsophages, de goulots, de croisements, comme l'inextricable tube digestif d'un être monstrueux, siamois, ouvert par une multitude d'orifices : dépourvu d'yeux, dépourvu de membres mais rien qu'un incompréhensible réseau de viscères et de tripes, des morceaux d'intestins sortant parfois de son corps souterrain pour être à nouveau engloutis dans les profondeurs, l'incessante circulation des femmes, des hommes et des véhicules encastrés dans d'invisibles armatures de fer et de béton figurant peut-être le trafic des agents de cet organisme indecelable en surface sauf sans doute par ces bouches dans ce style 1900 où s'engouffrent et surgissent les foules compactes et égoïstes…
À présent visible, sortant peu à peu des ténèbres, les flancs de la bête se révélant eux aussi à la vue tandis que sur le bord, les voyageurs épars s'agitaient soudain, se retournant et certains comme toisant la chose qui approchait lui lançant comme un regard de défi, d'orgueil, de dédain, le pied droit écarté et elle s'approchant presque sur le point de s'immobiliser, regardant les usagers et le train converger en deux séries de lignes perpendiculaires comme si le rendez-vous avait été convenu de toute éternité (ou peut-être n'était-ce que l'effet de l'incessante et monotone répétition chaque jour des mêmes gestes et des mêmes trajets qui figeait cette scène avec ses contours et ses directives presque abstraits dans un cérémonial faisant corps avec la vie même, chaque officiant ne se doutant pas plus du rôle qu'il tenait que des souris qui rôdaient sur les voies grises flairant les innombrables mégots de cigarettes, les bouteilles, les canettes, les restes de boissons chimiques, les crachats, les serviettes, les cornets tachés de graisse portant les couleurs de multinationales alimentaires, les chewing-gums machonnés puis durcis dans la salive figée sur lesquels peut-être elles (les souris) allaient porter leur museau humide, cet échange de sécrétions buccales sans fonctionnalité nutritive figurant en quelque sorte un baiser différé et stérile qui scellait peut-être un pacte entre elles et nous…), restant en retrait pour l'instant attendant que les passagers aient pris le temps de sortir avec leur visage presque collé à la vitre semblables à des poissons prisonniers d'un bocal exigu et transparent, ceux de l'extérieur se pressant sur les côtés des portes, essayant de pénétrer le container d'acier sans la moindre précaution pour les autres qui se précipitaient dehors, les bousculant pressés, perdus, continuant leur route trajet hors de la vue dans la lumière blafarde phosphorescente semblables aux émanations luminescentes de ces de ces charognes en décomposition poursuivant les voyageurs épouvantés dans leur égarement…
Organisme indécelable sur lequel une ville était construite, me faisant immédiatement penser à ces îles de légende que toujours accompagnaient des nuées d'oiseaux où les marins et les nauffragés accostaient insouciants et soulagés, et qui soudain s'ébrouaient, tremblaient et le Leviathan les emportait tous dans les profondeurs abyssales ; aussi m'attendais-je à mon tour que le monstre se mette en branle, les fondations tremblant une seule et dernière fois, la cité et les nombreux satellites qu'elle avait depuis longtemps ingérés incorporés engloutis se disloquant dans un fracas apocalyptique et irréversible puis ensuite seulement le silence déchiré par les cris et les plaintes des survivants épars au milieu des débris de la terre rendue informe des blocs de béton, non, pas de Juste dans cette cité maudite, pas d'homme bon, pas même de quoi faire une statue de sel, et ensuite les épidémies la peste, les rongeurs reprenant leurs prérogatives minuscules mammifères qui avaient survécu aux grands sauriens aux changements d'ères aux grandes catastrophes cosmiques et au déluge de feu, mangeant dévorant les cadavres enfouis, eux seuls se retrouvant dans les galleries les cavités qui avaient enfin enfin pris leurs dimensions, mais pour l'instant seulement un pacte entre elles et nous qui leur apparaissions peut-être comme des divinités dispensatrices et insaississables, leurs insignifiantes capacités cérébrales ne leur permettant même pas de nous isoler et moins encore de nous comprendre (si l'observation extérieure n'en annulait pas toute la signification), cependant peut-être en elles une pensée, l'activation d'un réseau synaptique, une sensation inquiète, une réaction chimique complexe et indécelable faisant office non pas de conscience mais réagissant au dessein, aux lois incompréhensibles qui régissaient la chute la répartition et la nature des immondices (et pourtant elles devaient nous voir monumentaux bruyants et dégageant une puanteur qui devait leur inspirer de la révulsion) rien que la confusion des sens, des causes et des conséquences égarés dans un invisible repli de leur conscience …
Puis, comme le prophète Jonah prisonnier du ventre de la baleine — non, pas exactement-, pouvant voir non pas le monde entier mais seulement deux mètres en avant, éclairés par les néons les clochards les vagabonds assis sur les sièges espacés de sorte qu'ils ne pussent plus s'alonger, entourés de leur cortège de frippes de journaux emballés dans des sacs plastiques écaillés apostrophant les voyageurs qui avait débarqué sur le quai le train se mettant en marche et nous séparés de l'humanité désormais, la voyant défiler suivre son cours lui étant en quelque sorte étrangers specateurs impuissants et bovins dans ces wagons nous acheminant peut-être vers un abattoir souterrain, ou une autre destination secrète obscure et barbare….
Ou non pas exactement : au milieu de ces voyageurs Babyloniens finissant de s'asseoir, se faufilant avec une vivacité reptilienne vers les places inocuppées certains par le biais d'on ne sait quels appareils menant debout une conversation avec une entité invisible (mais quoi ? humain, démon, divinité infernale… ?), d'autres assis courbés sur des publications bariolées narrant les turpitudes de ces idoles de chair et de sang au corps déformé par les opérations comme ces enfants chinois dont la croissance était entravée par des étaux de porcelaine ou de métal non pour le divertissement d'un céleste Empereur, bouffi de graisse, aux bourrelets parés de jade, mais pour celui des multitudes, icones dérisoires pour lesquelles l'abaissement était synonyme de gloire reproduites dans des poses lascives ou négligées sur un papier criard et racoleur…
Assis courbés décryptant la rubrique astrologique ceux-là qui peut-être allaient aussi consulter ces sorciers africains qui se prétendaient détenteur d'un savoir obscur distribuant leurs prospectus verts, jaunes ou rouges sur lesquels étaient promis pêle-mêle le "RETOUR DE L'ÊTRE AIMÉ", "GUÉRISON DE MALADIES RARES", "RHUMATISMES", "ENTRETIENS D'EMBAUCHE" et le nom d'un marabou assorti de titres universitaires ou parauniversitaires proposant ses services aux foules angoissées à la rercherche d'occultes et mercantiles expédients, lui aussi recourrant à la production industrielle ou quasi-industrielle pour ses volants publicitaires terminant par une suite crue de chiffres au moyen de laquelle pourvu qu'on soit suffisamment équipé on peut demander une consultation tout comme pour aller se faire arracher une dent trouver un logement ou solliciter quelque service d'ami en sous main, le signal se déplaçant dans ce réseau encore plus étendu encore plus invisible metallique et même plus du tout métallique : intangible, immatériel, omniprésent, libéré de la contingence matérielle, et traversant de part en part jusqu'à la chair, couverte d'étoffes elles aussi criardes syntéthiques à l'image des nouveaux princes peinturlurés dans les journaux comme si l'imititation d'une actrice d'une demi-mondaine ou d'un sportif millionaire pouvait conférer une vertu un hypothétique talent une hypothétique contenance si tant est bien sûr que ces vertus ces qualités fussent encore recherchées en elles-mêmes et non pas directement leur conséquences naturelles enviables, n'est-ce pas, la puissance, la richesse et l'adoration…
Détachant mon regard de ce spectacle inglorieux, tournant vers la droite essayant de scruter le reflet de ma tête sur la vitre, seules les tempes et l'extrémité des pommettes étant visibles, le visage ayant été comme arraché par les ténèbres, par la nuit, ne laissant plus qu'un trou béant au travers duquel on pouvait voir le réseau de fils électriques horizontal et le défilement sporadique et régulier des bornes lumineuses, comme si en face de moi un spectre ou un ectoplasme tentait de prendre forme humaine copie exacte incomplète : n'y arrivant pas ne réussissant pas à s'approprier les lignes cherchant sans doute à m'abuser par sa fidèle et servile imitation (mais me méfiant ne voulant pas céder ne perdant pas conscience ne me désagrégeant pas), devinant seulement deux orbites encore plus noires à la place de mes yeux et plus loin quand je portais mon regard sur les vitres je pouvais voir des rayures des stries presque parallèles formant vaguement des lettres et tout autour partout de petites tâches postillons grumeaux de savon d'entretien se reflétant sur l'autre côté de la paroi de verre de sorte qu'elles aussi…
Voyant encore défiler à travers mon visage une suite de graffitis eux aussi incompréhensibles, comme si quelque confrérie, quelque nocturne conjuration s'était attachée à transcrire les borborygmes que le boyeau émettait pendant la nuit digérant les flux les énergies absorbés pendant la journée c'est-à-dire ce qui était censé d'en tenir lieu la lumière jaunâtre artificielle et oppressante l'entrechoquement aléatoire des lettres évoquant parfois phonétiquement un mot, me demandant alors si finalement ces assemblages de signes aux sonorités menaçantes n'était pas la tentative désepérée par laquelle l'organisme essayait de communiquer avec l'Humanité (mais quoi encore ? Appels au secours, cris de douleur, hurlements de folie ? La vitesse du wagon ne permettant de toutes manières pas de les lire convenablement) espérant un jour au bout d'une interminable durée rassembler la combinaison de lettres adéquate, me l'imagineant sourd et muet (à ceci près qu'il tenterait de produire non des sons mais des mots) pourvu d'un larynx embryonaire en dépit de ses dimensions titanesques, les muscles mous, fondus, impuissant, aphone, ou bien alors entendant tout en même temps de bout en bout le cauchemar des voix entremêlées le brouhaha informe ne lui permettant de ne reconstituer que ce langage désarticulé, imbécile et dérisoire…
Ou alors ceci : ni nocturnes rassemblements, ni cris de désespoir mais inscriptions mortuaires ainsi que dans les tombeaux des anciens rois, de sorte que j'y lisais peut-être les futurs avis de décès des uns et des autres déjà écrits là dans cette langue obscure réfléchissant aux horreurs tapies dans les ténèbres en dessous des grilles au plafond protégeant les néons tandis que je me laissais transporter, tout (les inscriptions indéchiffrables et colorées, la phosphorescence macabre qu'on retrouve dans les cimetières, les innombrables détours souterrains se perdant dans les ténèbres) me faisant penser à ces pyramides égyptiennes aux labyrinthes tapissés de hiéroglyphes obscurs recélant quelque cadavre dévisceré quelque dépouille momifiée de Pharaon de roi entouré au delà de la mort d'objets de décoration d'outils d'ustensiles dérisoires gardés là, pour plus tard, puisque la prudence était sans doute l'un des maîtres-mots des Puissants de ce monde…
Puis deux ou trois stations plus loin, regardant le défilement d'affiches publicitaires aux couleurs à la fois accrocheuses et rassurantes accompagnées d'un court texte censé remporter l'adhésion par l'humour le ton sentencieux ou l'assènement de chiffres (ou pas de texte, seulement un nom d'entreprise, un sigle) ainsi que tant que cela était possible et justifié (et même au-delà) l'étalage désordonné de vêtements de cuisses de seins de bouches appartenant à quelque squelettique beauté au sourire étincelant surgie telle quelle figée dans une attitude lascive et euphorique invitant à la consommation, lisant quelques choses comme "En créant des espaces verts et des parcs au sein même de la ville, nous contribuons au développement durable et au respect de l'environnement" ce "nous" anonyme et inquiétant en dépit des prétentions montrées m'évoquant soudain des divinités invisibles et anthropophages présentant à l'humanité une face bienveillante et soumise essayant de nous approcher de nous séduire en en suggérant de façon obséquieuse une hypothétique communauté d'intérêts faisant mine de partager les superficielles et transitoires préoccupations des hommes les appétitits vains et idolâtres s'étalant partout, la sobriété des cacactères de l'affiche amenant sans doute l'idée d'économie, et au bout des quais…
De nouveau auprès des souris, des rats, des immondices et des voix se perdant dans la réverbation des voûtes, dans l'univers aseptisé vaincu défait envahi par la moisissure invisible les tentatives planifiées des hommes pour endiguer contenir nier l'anarchique et insidieuse prolifération des champignons microscopiques des bactéries à l'appétit dévorant nauséabond s'étant révélées dérisoires et cette odeur d'urine de moisi de plastique de caoutchouc décomposés d'eau croupie suintant à travers la porcelaine imitation briques blanches laissant une flaque semblable à une trace d'urine comme si par une facétieuse coïncidence la terre la glèbe recouverte par le béton et les clochards les rôdeurs ou tout simplement les usagers peu précautionneux et impudiques s'étaient rassemblés dans une action commune pour infliger une défaite cinglante au monde policé imputrescible des ingénieurs des travaux publics des fonctionnaires de mairie et des hygiènistes…
…au bout des quais les voies latérales entrant dans les entrailles de la terre comme la preuve d'une collaboration humaine avec les entités monstrueuses et métalliques qui allaient et venaient, se perdant peut-être parfois dans des détours monstrueux vers les entrailles de la terre, des noms, des visages disparaissant à jamais au fond des ténèbres et de la mémoire des hommes, les mondes souterrains prélevant peut-être leur tribu en souvenirs bribes de vie fragments de mémoire, leurs représentants humains s'arrangeant ensuite pour faire disparaître toute trace de leur passage sur la surface de la Terre ou alors un double ectoplasmique réussissant peut être à s'approprier le visage vaincu les mimiques chaque jour un peu plus fatigués chaque jour un peu plus maussades, remplaçant désormais le personnage ravi par les ténèbres continuant vie morne et répétitive de pion interchangeable, employé de bureau, larbin corvéable et soumis ou sous-chef sadique, à l'endroit où elle avait laissé son cours unifo… quelle différence cela fait.
Et regardant les passagers du wagon s'éloigner avec cette fixité, cette immobilité irréelle comme pris de stupeur devant la Mort le trépas qui leur serait annoncée par le biais des voix métalliques et doucereuses des hauts-parleurs, comme si le fait de se retrouver dans un véhicule un vaisseau se déplaçant les privait du même coup de leur capacité à se mouvoir à réagir à penser, m'évoquant alors ces deux jumeaux séparés l'un emprisonné dans une nef spatiale une blanche coquille lancée à la vitesse de la lumière dans les immensités froides et inconnuees lançant un cri déchirant d'abandon de protestation de panique terrifiée et l'autre resté ici bas satisfait ironique le voyant immobile la bouche ouverte difforme immobile les ondes sonores agitant les molécules immobiles et moi toujours là sur le quai les bras ballants puis se mettant en mouvement cherchant comme Orion les fermetures éclairs de mon sac à dos en en sortant la calame non plus roseau mais reservoir projecteur d'huile noire mais d'un certain point de vue c'était non pas le prisonnier ligoté vendu sans doute à des fins scientifiques mais celui assis tranquille attablé à une terrasse écoutant avec un air circonstancié de mélancolie et de bienveillance les manifestations de soutien venues de toutes parts, qui semblait être pris figé dans une interstice dans une immobilité implacable et cependant généreuse de sorte qu'alternativement selon la perspective adoptée il pouvait sembler tantôt que l'un était le prisonnier d'une microscopique lamelle de temps s'étirant indéfiniment et tantôt que c'était l'autre pensant à ces deux frères nés d'un œuf séparé Dioscures dieux (ou demi-dieux) obscurs qui se croisaient deux fois l'an entre les Enfers et l'Olympe nacré ainsi le paradoxe scienfifique venant se substituer aux évocations cruelles et dorées de la Fable…
Puis, je me tournai : panneaux blancs, pas tout à fait, les affiches avaient été déchirées… voulant vomir ce monde dépravé perdu Babylone ou Grande Prostituée sur la Merde ou sur la Mer après tout peu importe, me demandant quelles pouvaient êtres les sept Montagnes écrivant "Grosse Pute, Repends-Toi" écriture hésitante saccadée, quand j'eus fini je me retournai et je les voyais autour de moi passant me regardant depuis un moment déjà certains me dévisageant même d'un regard incrédule réprobateur méprisant ou apitoyé et parfois volontariste ayant l'air de dire "Nom d'un chien ! Bon Dieu ! Ressaisissez-vous !" et je me demandais si l'un d'eux n'allait pas me suggérer paternellement de chercher un emploi faisant miroiter devant moi un avenir si ce n'est radieux du moins optimiste en me représentant toutes les chances qui étaient de mon côté, mais j'étais déjà loin : me doutant que les invisibles entités postées de l'autre côté de ces petits yeux métalliques allaient envoyer quelque cerbère quelque sbire succubien pour me remettre dans le droit chemin en attendant de m'escamoter purement et simplement, puisqu'ils en avaient les moyens et sans doute le droit, à présent j'allais sortir le conduit où j'allais déboucher me faisant penser à ces mollusques dont le même orifice sert à ingérer et à expulser la nourriture mais je n'étais plus à ça près depuis longtemps… (je l'avais aperçue en sortant quoique je ne m'en sois rappelé que plus tard placardée sur les murs sorte de pieuvre méduse multicolore tombée sur la ville évoquant ces bribes de roman russe halluciné fleur Absinthe tombée sur la terre disaient-ils j'avais été transporté à nouveau sous la lumière domestiquée, civilisée, uniforme et blafarde tout comme les usagers le même air maussade, renforgné, obstiné impénétrable (c'est-à-dire pas impénétrables : pitoyables méprisants mesquins et orgueilleux) il me paraissait impossible d'y couper comme si cela était ineluctable au même titre que plus tard les cars d'Allemands, la transhumance sexuelle des Américaines et les fientes de pigeons sur le bitume)
Essayant d'ouvrir les yeux malgré la lumière éblouissante qui m'assaillait de toutes parts reflétée diffusée par les innombrables enseignes métalliques, les innombrable carosseries de voitures, les éblouissantes vitrines aux reflets éclatants dont le contenu portait les effigies des mêmes multinationales cachées parfois sous des noms d'emprunts que les détritus au fond de la voie, au milieu de l'incessante agitation des touristes, des distributeurs de stickers qui jonchaient les trottoirs tout ce paysage m'apparaissant comme chauffé à blanc ne reflétant plus la simple lumière du soleil mais ayant comme acquis lui-même sa propre capacité incandescente comme si toute la ville avait pris un aspect malveillant impénétrable hostile jusqu'aux reflets de l'asphalte par la seule voie qui lui était permise : toujours immobile, aux aguets, prête à se refermer sur le passant à l'engloutir tout comme la Vieille Égypte morte depuis des millénaires l'amateur éclairé, l'explorateur riche et séducteur au chapeau colonial, au visage bronzé boursouflé par la quinine, la chaleur et les piqûres de moustiques dans ses entrailles sans même avoir bougé et la voyant scintillante, priapique et dérisoire érigée dans l'orgueil insensé des hommes, se tenant là solitaire dans l'attente peut-être d'un coït absurde où la Terre essaierait de féconder le ciel avec cet organe phallus postiche tour de verre de métal on pouvait y manger en haut paraît-il reflet du soleil pas loin de ce moment où dans sa course immuable il aurait atteint ce point où au même endroit (ou plutôt dans une épaisseur de territoire circulaire qui le recouvrirait) on aurait pu le voir non pas deux fois (c'est-à-dire pas en haut au dessus de moi tellement éclatant que ne pouvant pas le regarder même pas dans cette partie du regard où l'œil ne distingue que des taches informes de lumière adoucie la couleur incertaine indécise troublée) mais seulement éclaté décomposé comme par un scalpel sur les différentes fenêtres facettes œil de mouche leur transparence leur teinte noire permettant d'attenuer la brillance c'est-à-dire d'amener sa contemplation aux confins du supportable, le travail sourd de digestion se poursuivant dans la lumière artificielle, attendant seulement le milieu de la nuit pour enfin cesser ou peut-être pas : une cohorte d'ouvriers occupant alors les lieus pour la refection des stations et les hommes et femmes de ménages se déplaçant furtivement dans les couloirs… (pensant : le contraire des plantes, avec le terrifiant et mystérieux trafic des humeurs s'effectuant à l'abri de la lumière dans les profondeurs de la terre, ou plus exactement celui-ci mettant l'organisme avec ses boyeaux tour à tour éclairés et privés de lumière, à mi-chemin entre le règne animal et le règne végétal et tout ceci m'apparaissait : tour à tour : l'écriture laiteuse sur les murs le sphinx noirs et ses tracts la Superbe des usagers leurs lunettes noires censés leur donner le regard de divinités aveugles et omniscientes les énigmatiques jumeaux les voûtes blêmes exsudant un liquide visqueux les rats attendant patiemment notre chute avec leur cerveau ridicule et sournois nous étions leur dieux et enfin les bacchus rendus fous par le monde moderne, les milliers de kilomètres de galerie, oui, c'était bien l'Égyptienne, la Grande Prostituée qui sera dépouillée, mise à nue, dévorées et consumée par le feu tous vaincus par les sept esprits de Dieu)
…dans les couloir et sur les quais ramassant les ordures de la journée, celles du moins qui auraient été jetées dans les receptacles prévus à cette effet à supposer que ceux-ci n'aient pas été remplis renversés ou tout simplement ignorés ou peut-être pas un nuage isolé se plaçant entre le soleil et l'endroit que venaient frapper les rayons éclatants qui seraient ensuite réfléchis ici là où je me tenais la tour devenant soudain étrangement noire en quelque sorte invisible puisque j'aurais perdu la seule chance qui m'était offerte de l'apercevoir en sa méridionale toute-puissance ou alors au dessus de moi obstruant ainsi la vue comme si un voile d'ombre passait tout autour de moi sur l'asphalte et aussi un oiseau dans le ciel petite tâche noire traversant obliquement la voûte laiteuse de l'atmosphère comme un rapace un charognard survolant des étendues stériles à la recherche de quelque cadavre en décomposition à peine refroidi ou même pas tout à fait mort toute petite tâche indistincte vaguement mobile qui venait imperceptiblement dilater la rétine, ainsi que moi-même je lui apparaissais démultiplié à l'infini.
Contrairement à beaucoup de monde, Raphaël Dupont regardait les publicités dans le METRO. (99% de parts de marché sur les transports urbains, 90% sur les transports nationaux, 25% sur les transports internationaux).
Après tout, ceux qui se contentaient de les voir inconsciemment y étaient soumis aussi, affirmaient les dernières études. Mais Raphaël Dupont les contemplait de façon tout à fait consciente, se demandant ingénument si une marque de lessive lavait vraiment si blanc que ça, ou essayant de se rappeler si ces promotions étaient moins chères que celles de la semaine dernière.
Et quand il n'y avait que des publicités qu'il connaissait déjà, il se posait d'autres questions absolument indispensables, comme la signification exacte du sigle METRO (Il aurait bien parié que le milieu voulait dire "Transports en Réseau", mais le reste demeurait un éternel mystère.)
Mais c'était fort rare, car toujours les amas de pixels affichés partout sur les murs et les couloirs se dissolvaient pour former de nouveaux dessins, de nouvelles réclames, pour utiliser un mot qu'on avait employé il y a quelques siècles. Raphaël Dupont était cultivé et aimait se le faire savoir à lui-même.
Un jour, il vit au milieu de cet amoncellement de couleurs soigneusement sélectionnées par les publicitaires un simple message. "Plus qu'une semaine." en simples lettres noires sur fond blanc.
C'était assurément original. Après y avoir bien réfléchi, il arriva à la conclusion que ce devait être une sorte de campagne préparatoire pour un nouveau spectacle, quelque chose du genre.
Son intuition se trouva confirmée quand il aperçut, sur cette ligne ou une autre, les suites, sous la forme de messages affirmant crânement. "Plus que trois jours." puis "Plus que deux jours et la victoire nous est acquise." puis "Plus qu'un jour avant le commencement."
Il ne céda pas à la tentation de demander à ses voisins, amis ou collègues ce qu'ils pensaient de cette campagne. Après tout, avouer qu'on lisait les publicités était d'autant plus mal vu qu'elles étaient omniprésentes, et il tenait à sa réputation de personne respectable.
***
Le matin de la journée annoncée comme si importante était la demi-journée où il n'allait pas travailler. Il tourna le bouton de la radio, par curiosité, au cas où on parlerait du nouveau spectacle ou quoi que ce puisse être. Il n'avait aucune intention d'y aller, mais autant se tenir informé, n'est-ce pas ? Et puis, au fond, il avait hâte de savoir s'il avait deviné juste.
Ce n'est que vers neuf heures du matin qu'une speakerine annonça avec embarras que de toutes les personnes ayant pénétré dans le METRO depuis huit heures du matin, heure locale, pas une n'en était ressortie, y compris les gens du service techniques entrés pour aller voir ce qui se passait.
Comme l'aire impliquée incluait les salles d'où on observait les caméras de surveillance, comme les retards n'étaient pas si rares après tout, personne ne s'en était aperçu auparavant.
Raphaël Dupont s'était attendu à beaucoup de choses, mais il fut quand même légèrement surpris et même fort ennuyé par la résolution de l'affaire. Après tout, même s'il y avait échappé, cela concernait une proportion singulièrement importante de la population.
Après avoir pris sont petit déjeuner et s'être lavé, il s'avisa qu'il serait peut-être bon de se rendre — à pied, il n'était pas stupide — auprès d'un centre de police ou de journalisme, pour rapporter les messages qu'il avait lus, en particulier l'inquiétante mention du fait que ceci n'était qu'un commencement.
Malheureusement son histoire finit quand, au coin d'une des rues qu'il empruntait pour aller faire son devoir de citoyen, il fut impliqué par accident dans un conflit armé opposant deux sectes nouvellement créées en vif désaccord sur la très intéressante question de savoir si on devait donner au Monstre Dévoreur le nom de Léviathan ou celui de Jormungand.
Ainsi, il fut incapable de transmettre les informations qu'il avait glanées sur le déroulement de l'Apocalypse, ayant été trop occupé de sa fin personnelle.
C'est une faible consolation pour lui et pour le monde de savoir que cela n'aurait rien changé, de toute façon.
— « Les paroles des prophètes sont écrites sur les murs du métro » ?
— Oui. C'est une citation d'une chanson de Simon et Garfunkel.
— Je sais… Mais ça pourrait vouloir dire n'importe quoi ! Quels prophètes ? Quelles paroles, d'abord ?
— Je n'en sais pas plus que toi…
— Oh, je peux imaginer plein de choses. Comme les panneaux publicitaires : ce sont eux les prophètes des temps modernes, qui nous promettent chaque jour un brave new world — en prophéties contradictoires et confuses, parfois aussi caricaturales que la scène dans La Vie de Brian — mais qui disent finalement toujours la même chose qu'aux temps les plus anciens. « Compté » (confiez-nous votre argent), « pesé » (maigrissez facilement avec notre produit miracle) et « divisé » (la concurrence est partout) : les paroles écrites sur le mur n'ont guère changé depuis Daniel (et on continue notre festin pendant qu'elles s'inscrivent).
— Pas mal trouvé.
— Bof… Ce ne sont pas vraiment eux, les murs du métro, après tout. Le métro lui-même, nous parle-t-il ? Il nous dit « Bonne Nouvelle », peut-être, ou « Bienvenüe », voire, dans un splendide élan d'auto-référencement, « Quai de la Gare »… mais bon, ce n'est pas très original comme message ni très profond come prophétie. Ou quelque chose qui est écrit partout ? « Sortie », par exemple : en voilà un message qu'il est parlant, et qui pend à notre nez tous les jours sans qu'on le lise vraiment.
— Je ne suis pas sûr d'avoir compris, là. Sortie de quoi ?
— Aucune importance. Ou les graffitis, peut-être ? Il doit y en avoir qui disent tout ce qu'on veut, y compris certainement les paroles des prophètes : « Le loup habitera avec l'agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit enfant les conduira, et le tarif d'entrée au zoo ne coûtera presque rien. »Il y a tout à parier, d'ailleurs, qu'un petit malin a déjà trouvé l'idée de taguer ça quelque part : « Les paroles des prophètes sont écrites sur les murs du métro. »
— J'ai plutôt l'impression que les graffitis disent des choses comme : « Merde à la société de consommation ». J'en ai rarement vu qui citaient Ésaïe.
— Il faut savoir lire entre les lignes, mon cher. Je suis sûr que dans leur esprit Ésaïe disait quelque chose de pas très différent de « Merde à la société de consommation ». Sinon, on peut aussi jouer à l'ésotérisme facile : je suis sûr que les galeries du métro suivent des lignes de géomancie et participent à une gigantesque figure magique dont le tracé est reproduit à l'infini sur les murs, un signe du macrocosme que nous nous obstinons à ignorer.
— Tu dis vraiment trop de bêtises. Bon, il arrive quand, le métro en question ?
Je tends la main vers l'indicateur SIEL :
— Tu n'as qu'à demander au prophète : là, contre le mur…
— Un peu trop facile, tu ne trouves pas ?
— Si. Mais tellement pratique.
Un jour, en partant manifester contre le Revenu Minimum d'Activité en compagnie de deux trotskistes, on est tombé devant une pub dans la station Luxembourg qu'on a bien eu envie de barbouiller. L'un de mes camarades, inspiré, imagine un slogan qui conviendrait à l'actualité. J'avais trois marqueurs en poche (un noir, un rouge, un vert). Je propose donc de prêter mes feutres. Nous convenons finalement que chacun de nous trois écrira une partie du slogan à l'approche du train, et que nous fuirons les lieux du crime en embarquant dans la rame. C'est ainsi qu'une pub pour un quelconque supermarché s'est vue décorée des trois lignes suivantes :
"2001, Le PARE"
"2003, Le RMA"
"2005, Le STO ?"
Les trois prophètes se sont trompés ; le STO n'a pas été rétabli. Mais j'ai entendu à la radio que le chômage avait baissé pour de vrai. Le Plan d'Aide au Retour à l'Emploi et le Revenu Minimal d'Activité y sont-ils pour quelque chose ?
La façade de la brasserie s'étouffe sous les photographies et les fleurs. Six mois déjà, et les veuves pleurent encore devant la bouche de métro qui vomissait les victimes et les brancards. Je marche dans les pas de mon frère, ces mêmes pas qui s'achevèrent dans l'explosion d'une bombe artisanale. Autour de moi la foule se bouscule, inattentive, pour descendre sur le quai assister à la commémoration officielle.
Malgré tous les efforts de la municipalité, l'aura morbide flotte encore sur ces lieux. Leur vue fait ressurgir un chapelet d'émotions que j'avais éprouvées dans notre petit appartement, devant le poste de télévision qui enchaînait flashes d'information et images par hélicoptère. Quelques larmes, un sourire incrédule, et puis aussi de savoir avec certitude que je reverrais mon frère au paradis. Les regards et les prières échangées avec la famille, leurs paroles, tout cela me revient comme imprimé au fond de ma tête. Pour ne pas me laisser trahir par mes émotions, je recouvre mes yeux de mes lunettes noires. Pour la cérémonie les couloirs sont illuminés comme s'ils étaient en plein soleil, et le noir est une couleur de deuil, après tout. A peine déviée par le cordon de sécurité qui accompagne les vains orateurs politiques et les sycophantes corrompus, la foule inattentive se bouscule autour de moi, coulant vers sa destination deux étages plus bas.
Les médias furent prompts à désigner des coupables, la canonique cellule terroriste dirigée par des prophètes invariablement fous, stupides, ignobles et haineux de toute forme de vie. Rivalisant de talent et de dévouement, les journalistes dévoilaient leurs photos, leur biographie, le nom de leur cousin germain par alliance et la date de naissance de leur chien, mais pas un mot sur le pourquoi, sur les motivations de l'attentat, comme pour protéger l'innocence des victimes, comme s'ils savaient que cette innocence est douteuse et fragile lorsqu'on y regarde de plus près. J'aurais tellement voulu que l'explication arrive aux oreilles des familles plutôt que d'être censurée par le politiquement correct. Je lutte souvent contre l'impression que mon frère est mort inutilement, mais je suis convaincu que cet attentat n'était pas un acte de violence gratuit, qu'il y avait un sens que les médias préfèrent cacher pour ne pas choquer cette foule inattentive qui se bouscule autour de moi.
La station est là, grouillante de monde et illuminée comme un spectacle de cabaret. Les incompétents irresponsables sont là sous les flashes des journalistes pour dévoiler la nécrologie marbrée collée au mur, déblatérant au nom des postes de responsabilité qu'ils occupent des discours sur la culpabilité, la tristesse, l'évitable et l'insensé. Mais le consensus est celui d'un acte inéluctable et fatal, d'une force de la nature. Pas un mot sur les revendications, sur les demandes des terroristes. On doit les oublier, même si une autre bombe doit nous rappeler leur existence. Mon sac à dos commence se faire lourd et me meurtrit les épaules, et nulle part où le poser avec cette foule inattentive qui se bouscule autour de moi. J'aurais du être plus attentif en partant mais l'émotion… et sous les applaudissements le voile tombe !
Gravés dans la pierre avec la patience d'un agent comptable, les morts font la queue aux portes du souvenir éternel. Le nom de notre frère n'y figure pas et autour de moi la foule se bouscule, inattentive. Fils unique d'une famille désossée, personne ne le connaissait avant que nous le recueillions, et il est dans la nature des martyrs de ne pas être pleurés par les masses imbéciles. Dans un souffle j'achève ma dernière prière au nom de nos frères et sœurs, pour que la mort des infidèles achète notre entrée au paradis. Avec mon sang mêlé au vôtre j'écris sur les murs du métro les paroles des prophètes.
"Nique ta mère"
"In the wild"
"Méfiez-vous des imitations"
"Nique ta mère"
"Fuck le système"
"Conducteurs, soyez courtois."
"Kill kill"
"J'emmerde les chats / J'emmerde Dieu"
"Nique ta mère" (trois fois)
"Sick"
"Kill them all"
"La vérité est ailleurs"
"I hate myself and I want to die"
"Girl power"
"Rentrez chez vous, les étrangers !"
"La jeunesse dit non à cette société"
"Fight !"
"Nique ta mère ?"
"Le temps ne fait rien à l'affaire"
Il y a dans ces éclats de peinture qui ornent les couloirs du métro qui l'emmènent à l'école quelque chose de magique, quelque chose qui harponne l'imagination bien plus que les cours de français ou d'histoire, quelque chose qui danse dans ses yeux et dans sa tête. Pas forcément aux moments les plus opportuns.
"Eh bien, Œdipe, encore en train de rêver ?"
Ils ont couru l'un sur l'autre, choc sourd et compact des corps furieux, et la plainte des instruments, dissonante à hurler. La lampe tombe dans la lutte et le curieux enchevêtrement, deux hommes furieux et leurs guitares, se retrouve plongé dans le noir. Plus que la bande son : halètements, les cris déments ont cessé quand ils ont roulé sur la dalle de béton, note cinglante d'une corde brisée, craquement du bois et des os encastrés. La bassiste ramasse la lampe mais ne cherche pas à intervenir. Ils roulent maintenant dans l'escalier du hangar, un néon agonisant stroboscope leur chute brutale à chaque marche, éclabousse un poing levé, s'attarde sur le mur où une main ensanglantée vient imprimer son sceau luisant. Frapper, massacrer ce fils de pute qui enfonce ses pouces dans ma gorge, et le sang dans ma bouche, tant de sang, à mort ! Et le bois brisé comme des lances dans ma poitrine, lutter, lutter, couler, dormir…
Le musicien ouvrit les yeux à la porte du hangar, la bouche pleine de sang. De l'intérieur lui parvenaient les accords du morceau repris par son rival, résonant comme un cri de victoire. La répétition est finie pour moi, pensa-t-il dans une grimace. Il n'était resté inconscient que quelques secondes mais il lui semblait reposer dans cette position de gisant depuis une éternité. Il invoqua les mots à son secours. "Je suis ce téméraire au soir de la bataille Qui respire peut-être encore sur le pré"… Il se releva péniblement, regarda son ombre se déplier lentement dans la lumière glacée d'un lampadaire. "Mais l'air et les oiseaux voient déjà ses entrailles". Il portait encore le cadavre de l'instrument en bandoulière, intégré à sa chair là où le chaos d'arêtes brisées l'avait entaillée. Il l'enleva d'un coup, fit quelques pas hésitants sous la pluie qui commençait à tomber. La vitrine d'un magasin lui renvoya son reflet déformé. Dans la masse noire de son corps puissant, sa bouche ensanglantée était la seule tache de couleur. La pluie avait redoublé et ruisselait maintenant sur son visage meurtri. Il restait hébété devant la vitre à regarder son sang dilué couler sur le pavé en centaines de goutelettes silencieuses. Ses traits réapparaissaient au fur et à mesure, un visage jeune, d'habitude sensuel et volontaire, mais où il ne lisait que la panique. Je n'ai pas trop mal pourtant pensa-t-il, la coke a du bon. Il eut un spasme d'angoisse à l'idée de la descente qui l'attendait, je vais me crasher en beauté. Hello darkness my old friend… sois sage Ô ma Douleur et tiens-toi plus tranquille… mais les mots magiques, les rythmes des poètes, ne conjuraient plus la bête immonde qui rampait dans ses veines. Il se mit à courir au hasard, déséquilibré par la guitare fracassée qu'il traînait par le manche. Dans le dédale des rues les silhouettes élancées des immeubles lui donnaient le vertige. Il accéléra pour ne plus sentir la douleur qui montait, ces cris qui le possédaient, et cette envie de pleurer comme un gosse, non juste sentir son souffle, se concentrer sur sa respiration, plus vite, encore plus vite, ne jamais s'arrêter, rester dans le rythme, garder toute sa lucidité pour sauter entre les flaques, si je continue je pourrais peut-être ne plus rien sentir…
Il arriva sur les rives du fleuve à bout de souffle. La montée sur le pont lui arracha ses dernières gorgées d'oxygène. Vaincu, il s'appuya au parapet, prostré en deux en attendant de pouvoir à nouveau respirer. Il refit surface, aperçut quelques passants qui le regardaient avec effarement, les rassura d'un signe. La course l'avait un peu dégrisé. Avec application, attentif à la précision de ses gestes, il se roula un joint et attendit son effet lénifiant dans la douceur de la nuit. L'averse avait cessé et la ville exhalait son parfum fumé d'après la pluie. Il pouvait presque sourire maintenant. Il jeta l'instrument supplicié dans les eaux turbulentes du fleuve, chercha à deviner sa course dans l'obscurité. On est cons quand même. Arriver à s'en foutre autant sur la gueule pour un morceau à la con, parce qu'on est high, pour une fille aussi mais ça on n'ose même pas le dire… Sex, drugs ans rock'n roll, la vraie caricature : ce n'est pas pour rien qu'on est un groupe star du rock ricana-t-il. Une brusque envie de fou rire l'ébranla soudain, tous ses muscles bandés, les yeux grand ouverts vers le ciel où quelques étoiles apparaissaient entre les masses fugitives des nuages. Envie d'insousciance, de chercher l'oubli sans violence… Il se dirigea vers la bouche de métro sur le quai. Un chat passa devant lui en le regardant, un mince corps blanc à la grâce calme et mystérieuse. Que veux-tu me dire joli chat ? Le bruit des pattes habiles sur le bitume mouillé évoquait pour lui un tam-tam, une forêt profonde où deux yeux luisants le contempleraient, une mélodie qu'il cueillit au passage… Il sentit sous ses doigts des cordes imaginaires qui l'électrisaient, des harmonies sauvages naissaient au fond de sa gorge… Et les mots qui l'habitaient, le noirceur sublime et envoûtante de la ville qui battait au rythme de son cœur…
Il composait sa chanson en silence, une main battant le rythme en hésitant, il ne vit pas la jeune fille qui le suivait lorsqu'il s'engouffra dans le bouche de métro. Cheveux roux à la coupe hérisson, de grands yeux verts, un corps mince qui semblait flotter dans sa robe de toile légère, elle se tenait à la rampe en maudissant ses talons hauts, ses échasses comme disait son amoureux. Etait-ce bien lui ? Elle se remémorait le concert des Decoy, c'était bien la large silhouette de Keith, le chanteur, les mèches blondes en bataille, les mains qui s'écartaient du corps pour scander des formules connues de lui seul. Arrivée sur le quai du métro, elle se plaça de manière à pouvoir l'observer. Je me comporte comme une groupie hystérique, pensa-t-elle. Malgré ses efforts pour se raisonner, une émotion étrange l'envahissait alors qu'elle regardait son visage se contracter dans une recherche qu'elle aurait voulu accompagner. La transe d'une mélopée l'enveloppait de sa bulle, il avait les yeux mi-clos et ne remarqua pas le violoniste qui s'installait sur le quai d'en face. Le petit homme flou avait fait preuve d'un effort estimable pour avoir l'air aussi romantique que son physique insignifiant le lui permettait : foulard bouffant, jaquette aux larges pans, cheveux longs même s'ils se faisaient rares. La première note atteignit Keith comme si l'archet avait frotté directement ses nerfs à vif : arraché à sa rêverie, ses yeux furent poignardés par les néons aveuglants. Il distingua après quelques secondes la silhouette floue du musicien : planté sous un écran publicitaire où un Big Mac dégoulinait de couleurs obscènes, il jouait une scie des années 90 reprise récemment par la starAc, ou était-ce une autre de ces glorieuses entreprises artistiques ? Il haïssait la manière dont cette musique qu'il jugeait facile et sans passion pouvait le prendre à la gorge sans crier gare, enrouler, enchevêtrer ses nerfs à plaisir, tout ça pour une musique de supermarché. Mais il y avait l'arme suprême évidemment, le violon, surdoué pour imiter une voix souffrante, le violon sublime parfois, mais qui vendait ses charmes pour arracher des larmes à la ménagère quand le mélo touchait à sa fin, c'était si facile ! Keith n'était pas spécialement connu pour sa tolérance, ses détracteurs le tenaient même pour un psychopathe assez dangereux, un Savonarole de la musique qui aurait classé ses pairs dans deux catégories : l'art, et la merde, la dernière largement plus fournie. Il le savait et ne s'en souciait pas. Ses sentiments avaient toujours déferlé en lui comme une lame de fond, et il lui semblait aussi absurde de les justifier que de savoir si une vague était morale. Il tenta de replonger dans ses rêveries. La foule épaisse du dernier métro l'entourait, il la sentait vaguement se mouvoir autour de lui, des murmures lui parvenaient comme le ressac lointain d'une mer immuable. Au-dessus du violoneux le défilé des publicités hypnotisait les visages sans expression, bouquets télé avec des kyrielles de chaînes, voyages organisés, tout ce dont il fallait avoir besoin. L'écran suivant le réveilla sans ménagement : sous la vitre où un prophète anti-pub avait taggué "La pub tue tes rêves", il vit se déployer une affiche pour son prochain concert. Une immense photo de lui occupait l'écran, dans la posture typique du rocker maudit arcbouté sur sa guitare, les yeux d'un bleu qu'il ne s'était jamais connu, mais que les miracles de la retouche lui faisaient découvrir. Il reconnut enfin la photo, un concert de l'année dernière. Il venait de perdre son frère, il avait craché sa douleur dans le micro jusqu'à n'être plus qu'un cri rauque et dément. Il se rappelle la brûlure âcre de la sueur sur ses yeux alors qu'on le ramenait en coulisses au bord de l'évanouissement. Il se souvient… Il ne voulait pas se laisser vaincre par le dégoût qui infusait sournoisement dans ses veines, même les deux minettes à côté qui gloussaient en contemplant le témoignage de cette heure poignante ne comptaient pas, même si elles le trouvaient beau, même s'il "se la jouait grave".
Il frissonne pourtant : dans la comédie du joueur de violon, dans ses coups d'archet exagérés et ses pizzicatti poseurs, dans la complicité qu'il cherche avec son public d'un moment, il découvre brusquement la caricature grinçante de son propre chant. Un étourdissement le gagne. Le ciel s'assombrit, et le voile du temple se déchira, murmure-t-il, invoquant l'ironie à son secours. Mais le choc est rude, même la chanson qu'il ébauche depuis le chat blanc ne résiste pas aux assauts du doute morbide qui l'assaille. Tu penses qu'il n'y a pas plus intime que l'esquisse d'une mélodie, n'est-ce pas ? Que tu y mets tout ton cœur, tes fièvres, les nuits solitaires et hurlantes, sans oublier toute la misère du monde ? Mais regarde, tu avais si bien commencé… au début tu voulais juste un cri a cappella, d'abord un murmure que tu modules en le tordant, tu te dis qu'il évoque pour toi les nuits africaines, un corps noir comme le métal qui t'échappe en dansant, un breuvage qui rend fou et fait devenir un homme… beaux prétextes en effet… mais ne sais-tu pas aussi que tes aigus lancinants sont destinés à faire crier leurs nerfs dont ils te feront offrande ? Continue… C'est l'entrée des guitares, tout de suite le son saturé riche en harmoniques puissantes, et ta voix qui psalmodie, tu fermes tes mains sur le micro, — tu sais qu'ils regardent tes mains, n'est-ce pas ? — parfum des verts tamariniers / vivre à l'envers t'amariner… Il tremble maintenant. Cette envie de se vomir intégralement, de briser la gangue de douleur qui cristallise sur le doute fétide exhalé par tous ses pores… La groupie s'est approchée instinctivement en voyant la grimace de douleur, et son regard qui semble s'être rétracté profondément en lui. Les impressions affluent en elle, elle cherche à retrouver les accents qui la touchaient tant. Sa voix quand il dit "éphémère", le timbre amer, le souffle haletant, l'envol blessé sur la dernière syllabe… Je voudrais lui parler… Trouver un prétexte ?
Il s'enfonce de plus en plus profond dans sa douleur. Et même quand tu te démolis comme maintenant, tu es persuadé qu'il faut aller au bout, n'est-ce pas ? Tu as toujours pensé que si la dernière note te laissait suffoquant et brisé, personne ne pourrait douter de ta sincérité ? Ca ne suffit pourtant pas… Cette intuition que tu as toujours eu pour savoir être rebelle, pour que tes mots d'insurgé aillent au cœur des foules aussi vite qu'une pub pour les soldes ! C'est répugnant. Au moins lui en face a l'air minable, mais toi ils t'adorent !
La-bas dans le tunnel la rame approchait en grondant. Le désir fou de se jeter sous elle l'envahit, crier sa pureté en mots de sang qui éclabousseraient les murs du métro, martyr à défaut d'être prophète… Pas d'autre solution. Comme quand il était gosse, il parie silencieusement. Il va se passer quelque chose, si à dix il ne s'est rien passé je saute. Le bruit devient assourdissant.
— Les mots, quels sont les mots que vous chantiez à l'instant ?
Elle a oublié les phrases préparées silencieusement, elle l'a vu s'approcher rapidement du bord du quai et a doucement posé sa main sur son bras. Il ne comprend d'abord pas, cligne des yeux. Il s'est passé quelque chose. A côté de lui la rame charge et décharge son lot de citadins fatigués, puis repart. Je suis encore vivant. Elle précise, confuse de s'être ainsi jetée sur lui.
-J'aime beaucoup votre musique. Tout à l'heure vous sembliez chercher l'inspiration et je demandais ce que vous chantiez. Ca a l'air stupide dit comme ça…
Et elle éclate de rire. Il a envie de rire avec elle, mais le goût aigre qu'il garde dans la bouche, les battements encore incertains de son cœur, le rappellent à l'ordre.
— Les mots ? Mais regarde, ils sont là les mots, les mots de tes prophètes ! Regarde les slogans sur les murs : séduction éternelle, douceur infinie, dernières places pour le concert de Decoy, moins 20 pour cent sur l'or, du pain du vin du boursin, voyage au cœur du rêve ? C'est ça que je chante, que j'ai toujours chanté d'ailleurs ! Et tu aimes ça, non ?
Il voit le trouble imprégner ses yeux profonds. Elle est belle, troublante de jeunesse, encore toute émue d'avoir osé lui adresser la parole. Mais elle ne comprend pas le rire méchant qui lui tord la bouche. Il s'apaise soudain, sent la tension refluer loin de son cœur et faire place à une irrésistible envie de vivre.
— Ne fais pas cette tête ! Je pensais à une chanson sur la société de consommation. On ne vient pas de louper le dernier métro, là ? Viens, sortons, je te raconterai la chanson…
Je me souviens très bien de la première fois que je suis allé lire les murs du métro.
Au départ, il y a Chantal. C'est elle qui, quelques mois auparavant, m'avait persuadé d'aller explorer les catacombes. J'avais dit oui bêtement, par goût de la nouveauté peut-être, et puis un peu pour ses beaux yeux ; et voilà que l'expérience m'avait plu. Depuis, régulièrement, j'y descendais avec un groupe souvent changeant, pour des balades nocturnes dont le principal attrait, finalement, était le léger frisson de transgression. Ces sorties avaient pour moi le goût de ces noires nuits d'été où, jeune scout, je me glissais clandestinement hors de ma tente, pour rejoindre quelque camarades en un lieu convenu, de préférence au milieu des taillis et des souches d'arbre. Nous nous racontions alors, dans une obscurité étrangement apaisante, des histoires de notre âge, des histoires que tout le monde connaissait déjà, bien sûr. Est-ce cette ambiance que je souhaitais retrouver à présent ? C'est bien possible. Il faut dire que l'interdit était plus manifeste, plus direct, plus oppressant et par là-même plus libérateur que dans mon enfance, puisque le Conseil Populaire de la Cité venait d'émettre un décret défendant formellement l'accès à tout une catégorie de lieux, dont justement les catacombes. Pourtant, d'après Chantal, c'était loin d'être la zone la plus dangereuse des tréfonds de la Cité, et ce que l'on appelait les catacombes quelques décennies avant le Grand Chambardement s'était trouvé enfoui sous les décombres de la vieille ville et était maintenant inaccessible même à nous. C'était peut-être une histoire inventée par elle pour exciter un peu plus notre fibre d'aventurier urbain ; mais si ce n'était pas vrai, c'était bien trouvé.
Bref, j'étais donc cette nuit-là avec elle, un groupe d'amis, et quelques autres groupes qui nous avaient rejoints au point de rendez-vous, en train d'avancer prudemment dans ces constructions lugubres en agitant ma lampe-torche au rythme de la marche. Tout en avançant, j'observais nonchalamment les diverses personnes qui nous avaient rejoints, que je ne connaissais pas et que je ne reverrais probablement pas après cette nuit. La plupart allaient en petit groupe, sans se mêler aux autres ; difficile de leur en vouloir quand j'agissais de même de mon côté. Je me fis alors la réflexion que j'aurais pu être n'importe qui dans l'équipée, et qu'au fond nous étions tous très semblables, dans nos actes comme dans nos motivations. Comme vous pouvez le constater, dans les catacombes je laisse mon esprit divaguer vers les pensées même les plus niaises, comme si l'obscurité me protégeait du regard d'autrui. C'est tellement reposant…
Je ne sais depuis combien de temps nous marchions quand je m'avisai que, malgré mes très pertinentes remarques sur l'uniformité des participants, deux d'entre eux adoptaient cependant un comportement des plus étranges. Ils semblaient s'intéresser bien plus aux murs que tous les autres. En fait, maintenant que j'y faisais attention, je constatais qu'ils passaient leur temps à balayer les moindres recoins des constructions que nous traversions, tantôt prenant de l'avance sur le gros de la troupe, tantôt courant pour nous rattraper après s'être laissés distancer. Intrigué, je me tournai vers Chantal.
— Qu'est-ce qu'ils font ?
— Ils cherchent des inscriptions, je crois.
— Quel genre d'inscriptions ?
— Ça… il vaudrait mieux que tu leur demandes toi-même.
Elle avait dit cela avec une figure qui exprimait on ne peut plus clairement son avis sur la santé mentale de ces deux-là. Piqué par la curiosité, je m'approchai d'eux. Je fus bien surpris quand le plus grand des deux, qui avait la silhouette d'un grand pantin désarticulé, se retourna vers moi et, me tendant un main crasseuse et humide, se présenta de la manière suivante :
— Salut, moi c'est Miguel. Lui, c'est Tod, et toi, tu te demandes bien ce qu'on fabrique.
— Euuuh, oui, balbutiai-je, avant de me rappeler la présence de sa main et d'ajouter précipitamment :
— Moi, c'est Bruno, je suis venu avec Chantal.
— Ah, bien, bien… Écoute, je vais répondre tout de suite à ta question : on lit les murs pour trouver les paroles des prophètes.
Je hochai la tête, me rangeant à l'avis de Chantal concernant la santé mentale de ces types. Mon scepticisme devait être évident, car Miguel reprit :
— Bon, écoute, pour l'instant j'ai l'intention de continuer ce que je suis venu faire. Si ça t'intéresse d'en savoir plus, on peut en discuter un autre jour.
Voilà qui closait la discussion pour la soirée. Rendez-vous fut tout de même pris, à une terrasse de café, en début d'après-midi. J'attaquai d'emblée :
— Bon, et si vous m'expliquiez ce que vous faites au juste, dans les catacombes ?
— Eh bien, comme je te l'ai dit l'autre soir, nous cherchons à lire les paroles des prophètes.
— Et où sont-elles écrites, ces paroles ?
Tod intervint, enthousiaste :
— Derrière la porte que tu n'as jamais ouverte. Sur le dallage de la contre-allée que tu n'as jamais empruntée. Sous la pierre que tu n'as jamais retournée. Sur le toit où tu n'es jamais monté. Dans le carton que tu n'as jamais ouvert. Sous la poussière que tu n'as jamais nettoyée. Et, donc, sur les murs des catacombes. Potentiellement, elles peuvent être partout où l'on ne prend pas la peine de regarder habituellement.
— Dans le courrier publicitaire que je n'ai jamais lu, par exemple ?
C'est de nouveau Miguel qui répondit.
— Va savoir… Les voies des Prophètes sont impénétrables, pour ainsi dire.
— Et vous en avez déjà trouvé, des paroles des Prophètes ?
— Eh non ! On ne les chercherait pas, sinon.
— Ah. Mais qui sont ces prophètes, au juste ?
— Est-ce que cela a la moindre importance pour toi ?
J'étais désarçonné.
— C'est-à-dire… euh… j'essaye juste de comprendre ce que vous faites.
— Les Prophètes sont… des prophètes. Cela nous suffit ; en tout cas tu n'en sauras pas plus.
— Et, euh… pardon pour la question, mais… vous y croyez vraiment, vous ?
— Quelle importance ? Écoute, je te propose une chose : suis-nous dans notre prochaine expédition.
— Et… on ira où ?
— À un endroit où tu es probablement souvent passé sans jamais t'arrêter ni même considérer la possibilité de le faire. Nous allons lire les murs du métro !
— Quoi ? Mais c'est nul ! Le métro, je connais, les murs sont pleins d'affiches publicitaires.
— Mais qu'y a-t-il sous une affiche publicitaire ? Une autre affiche publicitaire, plus ancienne ? Est-ce sûr ? Ce serait intéressant de le vérifier, non ? Peut-être un autre jour… parce que nous pensions plutôt au tunnel, à la zone inexplorée qui se trouve entre deux stations.
Ce programme plutôt catacombesque ne différait finalement pas beaucoup des expéditions habituelles. J'acceptai.
Au début ce fut pour moi comme une chasse au trésor. Je m'amusais vraiment beaucoup à chercher ces mythiques paroles des Prophètes dans les moindres recoins, d'autant plus que, pareillement aux catacombes, ces vieilles lignes désaffectées regorgent d'embranchements déroutants et de salles annexes de tailles variées aux fonctions oubliées. Aucune trace cependant des écrits que nous recherchions. Ils avaient beau m'avoir prévenu qu'ils n'en avaient jamais trouvé, je suppose que j'avais eu tout de même un mince espoir. Finalement, à la fin de cette nuit, quand il fallut se séparer, j'étais fatigué, surtout nerveusement, énervé de n'avoir rien trouvé, énervé contre Miguel et Tod qui m'avaient laissé espérer ; énervé surtout contre moi-même de m'être laissé avoir de la sorte. J'exigeai tout de même une autre entrevue avec les deux compères, à une terrasse de café, au grand jour, pour s'expliquer. J'imaginais alors que ce serait la dernière. Le jour venu, devant les consommations, Miguel tenta de se justifier de manière assez étrange :
— Tu as certainement été au collège ?
— Uuuhhh… oui !
— C'était un grand établissement, je suppose ? Avec plusieurs bâtiments, plus tout jeunes, hein ?
— C'est ça.
— Au début on est perdu. Pour la première fois on n'a plus classe tout le temps dans la même salle, il faut bouger, transporter son lourd cartable, il y a des escaliers, des couloirs, au début on suit le flot sans rien comprendre à l'architecture de ce labyrinthe. En chemin, le regard est happé à tout instant, la curiosité sans cesse sollicitée : où donc mène cet autre couloir ? À quoi servent ces machines que j'aperçois derrière la porte entrebaillée ? Qu'y a-t-il donc à cet étage où l'on ne s'arrête jamais ? Pourquoi cette porte est-elle constamment fermée ? Et puis de jour en jour on prend ses habitudes, alors même qu'on n'est qu'un enfant. On oublie de se demander ce qu'il y a de l'autre côté. C'est triste mais c'est comme ça.
— Je me souviens des escaliers en calcaire à gryphées…
— Hein ?
— Pardon, je dois admettre que je n'ai pas vraiment écouté.
— C'est moi qui m'excuse, je n'avais aucune intention de te rendre nostalgique. Non, ce que je voulais te montrer, c'est que, que tu y croies ou pas, à notre histoire de prophètes, le principe d'exhaustivité dans nos explorations est intéressant en soi, tu ne crois pas ?
Je ne répondis pas, mais je devais bien admettre pour moi-même que j'étais d'accord avec lui. Je n'avais jamais cru à cette fumeuse histoire de prophètes et pourtant je prenais indéniablement du plaisir à chercher leurs paroles, où qu'elles soient écrites. Je résolus tout de même, ce jour, d'en apprendre plus sur les Prophètes. Depuis j'ai rencontré des gens partageant les croyances de Miguel et Tod. J'ai rencontré des gens haut placés dans cette secte de l'ombre, j'ai rencontré toute la cohorte hétéroclite qui gravite autour de cette affaire : des adeptes, des grands-prêtres, des illuminés, des sceptiques, des sages, des fous… oui, toute la clique. Toutes ces rencontres m'ont permis de me former une opinion… non, plutôt de forger ma vérité. Miguel et Tod la connaissent-ils ? Je ne le saurai probablement jamais. Cette vérité, la voilà :
Il n'y a pas, il n'y a jamais eu de prophète. La curiosité est inutile et il n'y a rien à espérer.
Et pourtant j'y retournerai, car je n'ai perdu ni la curiosité ni l'espoir. Demain soir comme tous les soirs, j'irai lire les paroles des prophètes sur les murs du métro, comme partout ailleurs.
Et c'est tout ce qui compte.
La figure encapuchonnée leva les yeux du manuscrit pour les poser sur l'homme agenouillé devant son bureau.
— Je dois dire que j'aime bien, en particulier la fin. Très ironique.
— Je vous remercie bien humblement, maître Zacharie.
— Maintenant, vous allez m'écrire ça un peu partout où on n'irait jamais regarder, comme d'habitude. Voyez les détails avec maître Jérémie. Vous pouvez disposer.
Après que son émissaire fut sorti, il soupira, en songeant combien il est difficile pour un maître du monde de se divertir.